"Ces philosophes-là ont su nuire à la bêtise", Nietzsche, Gai savoir, § 328 - Blog philo d'Emmanuel Ferraguti.

Pour les TL : Arendt sur les rapports Histoire/Nature chez Kant

Je vous rappelle que ce texte est cité et commenté en cours en rapport avec le § 2 de Qu'est-ce que les Lumières ?

"Chez kant, l'histoire fait partie de la nature ; son sujet est l'espèce humaine entendue comme élément de la création, même si elle en est, pour ainsi dire, la fin ultime et le couronnement. Ce qui est important dans l'histoire, dont il ne négligea jamais le cours tâtonnant et l'attristante contingence, ce ne sont pas les histoires, ce ne sont pas les individus historiques, ni rien de ce que les hommes ont accompli en bien ou en mal, mais la ruse secrète de la nature qui a poussé l'espèce à progresser et à développer toutes ses potentialités dans la suite des générations. La durée d'une existence individuelle est trop brève pour qu'elle puisse déployer toutes les qualités et toutes les possibilités humaines ; par conséquent, l'histoire de l'espèce est le processus au cours duquel "tous les germes que la nature a placés en elle pourront être pleinement développés et où sa destiné ici-bas sera pleinement remplie" (Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique). Telle est l'"histoire du monde", envisagée par analogie avec le développement organique de l'individu - l'enfance, l'adolescence, la maturité. Kant ne s'intéresse jamais au passé ; ce qui le préoccupe, c'est le futur de l'espèce. L'homme n'est pas chassé par un Dieu vengeur parce qu'il a commis le péché, il est poussé par la nature qui l'exile du sein maternel et le chasse ensuite hors du jardin d'Eden, de l'"existence d'innocence enfantine tranquille" (Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine). Tels sont les débuts de l'histoire ; son processus est le progrès, et le résultat de ce processus est parfois appelé culture, parfois liberté ("de la tutelle de la nature à l'état de liberté" ibid.) ; une fois seulement, comme en passant, dans une parenthèse, Kant indique qu'il s'agit d'accomplir "la fin essentielle de la destinée humaine, à savoir la sociabilité (Geselligkeit)". Hannah ARENDT, Juger. Sur le philosophie politique de Kant. pp. 23-24.

Foucault parle de la mort de l'homme



Ecoutez Michel Foucault parler de la mort de l'homme sur Youtube (cliquez sur youtube pour être redirigé).

Faut-il s'abstenir de penser pour être heureux ?

Faut-il / s’abstenir / (de) penser / (pour être) heureux ?
Devoir /Eviter / Réfléchir / Joie
Tentation / S’arrêter / Faire des choix / Plaisir
Pouvoir / S’interdire / Morale / Jouissance
Arrive-t-on ? / S’empêcher / Cerveau / Imaginer
Peu-t-on ? Se refuser / Raisonner / Accomplissement
Obligation-contrainte / Se retenir / Science-savoir / Bonne intelligenceDroit-Fait / Ne pas céder / Entendre / PaixNécessaire – possible – contingent / Faire front -résister /Entendement / Harmonie






1. Je commence à noter toutes les idées qui (me) viennent face au champ sémantique :

- La question de la volonté. La question de la possibilité.

- Le « faut-il » implique un devoir-être (question de droit) ; il y aurait un devoir à ne pas, à s’abstenir de… (ce qui implique que, dans les faits, la chose soit possible)- L’énoncé semble vouloir faire tenir ensemble deux domaines difficilement compatibles, voire antithétiques : le devoir, la morale, et la pensée, la science (Obscurités/Lumières ; superstitions/savoir ; Révélation/lumière naturelle).- La morale est du domaine de la valeur (droit) tandis que la science est du domaine du fait ; la morale présuppose la liberté de faire ou ne pas faire (libre arbitre), tandis que la science travaille dans le domaine de la nécessité du fait (chute d’un corps) ou de la loi (gravitation universelle).- Les trois termes s’abstenir/penser/être heureux semblent impliquer une relation de causalité entre l’abstention (morale) et le bonheur.
- S’abstenir de penser (cause) produirait un effet (le bonheur)…- Il y aurait là une relation de causalité… pourtant le caractère moral de l’énoncé (faut-il) semble impliquer que le problème ne se pose pas au niveau d’une nécessité logique/démonstrative ou physique (raison/démonstration) – c’est « faut-il » et non « est-ce possible ? » ou bien « Peut-on ? ».
- Nous sommes du côté de la norme et non du fait.- Si je dis que le cercle est non-circulaire (A = non-A) il y a impossibilité logique au cœur même de l’énoncé (c’est un énoncé qui se détruit lui-même).
- C’est un énoncé possible en fait, mais logiquement illégitime, impossible. En fait possible, mais en droit impossible.- La relation de causalité entre « s’abstenir [de penser]» et « être heureux » semble n’être qu’une apparence, une illusion, de causalité (causalité/finalité).- Cause/fin. Est-ce à dire qu’il faut faire une lecture finaliste de l’énoncé pour lui conférer un sens acceptable, pour lui conférer une signification acceptable - pour rendre pensable le lien qui unirait le fait-qui-n’en-est-pas-un (puisque la question est de droit) de penser et celui d’être, ou non, heureux.
- N’est-ce pas la tentation même de la pensée irrationnelle, religieuse, des croyances, de la superstition de mettre la norme (le prescriptif) et le fait (la nécessité logique ou physique) sur le même terrain, de les confondre.
- ce terrain, n’est-ce pas celui-là même de la volonté/liberté ?
- les problèmes sous-jacents sont ceux de la liberté de la volonté (pas de morale sans cette possibilité) ; de la liberté tout court ; du commencement, de l’autorité. Je résume la première difficulté (elle formera probablement, une fois développée de manière satisfaisante, le contenu de ma première partie) : le problème se pose en terme de causalité (une cause produirait un effet), mais les termes impliqués imposent une lecture en terme de finalité pour que la question « faut-il » ait un sens (c’est la finalité qui oriente, non la causalité).
- Le mélange des deux pose problème : on comprend sans grande difficulté que l’énoncé propose un contenu moral qui relève de la finalité sous la forme logico-physique, démonstrative, qui relèverait de la causalité (il y a mélange des genres).
- s’abstenir de penser (cause) ne peut produire que s’abstenir de penser (effet) ; généralement cet effet se nomme idiotie, inconscience (et non joie ou bonheur).
- à moins que l’acte de s’abstenir (dimension morale) soit lui-même l’effet d’une cause (commandement) antécédente ; cause qui s’accompagnerait de la promesse du bonheur.
- Nous quittons alors le domaine de la causalité pour entrer dans celui de la récompense (le faut-il s’explique mieux ainsi).
- Causalité/Récompense-Rétribution/Finalité.
- Répondre à cette question sans s’interroger préalablement sur sa légitimité serait périlleux et très naïf.
- Comment une décision morale (s’abstenir de penser – d’ailleurs qui est le sujet ? un individu, un groupe, tous les hommes ?)) peut-elle produire un état dans le monde (bonheur), si ce n’est en recourant à une volonté (rétribution/finalité) dont la fin, l’objet, le but, la volonté n’est pas la science, le savoir, la connaissance (c’est le thème que l’on trouve dans la Genèse), mais l’obéissance, la puissance.
- Je retombe sur le même problème : la relation qui unit le fait de ne pas penser (cause) et celui d’être heureux (effet) implique une relation de causalité quand le « faut-il » implique de la finalité, de la normativité.
- Comment concevoir que s’abstenir de penser puisse nous rendre heureux autrement que comme récompense pour le respect d’un interdit (Adam et Eve).
- S’abstenir de penser peut rendre heureux si (conséquence morale) penser – faire science – est interdit et que le respect de cet interdit est récompensé (ou sa transgression punie).

- Problème : cette conception des rapports entre pensée et bonheur implique une définition du bonheur (« être heureux ») comme récompense/obéissance ».
- Dans ce cas il faut mettre préalablement en place l’idée (ici le présupposé) de la création comme portant intrinsèquement (en elle-même) le projet de l’obéissance inconditionnelle de la créature, la soumission irréfléchie, inconsciente, à l’autorité du Créateur, pour que la fausse relation de causalité entre un acte comme « s’abstenir de penser » et un effet comme « être heureux » ait un sens dans le monde (nous rendre heureux).
- De ce point de vue le bonheur (sa possibilité effective) ne réside pas tant dans le fait de « s’abstenir de penser » que dans la volonté divine de récompenser ceux qui la respectent.
- Ce n’est [donc] pas le devoir de nous « abstenir de penser » qui nous rendrait « heureux », mais le fait d’obéir à Celui qui possède le pouvoir de nous rendre heureux ou malheureux selon que nous obéissons ou non à sa volonté.
- Si un tel être existe, quoi qu’il commande, il est souhaitable de lui obéir (la première vertu est l’obéissance).
- Interroger l’exemple d’Abraham qui obéit jusqu’à l’absurde.
- Le problème de cette décision (pousser la foi jusqu'à l'absurde) est qu'elle implique un acte irrationnel qui la place hors du champ de la rationalité humaine.
- la raison est-elle pour autant condamnée à se taire ?

TRANSITION : C'est la notion de Volonté (et dans le même temps celle de responsabilité) qui semble prendre le pas sur l'opposition Finalité/Causalité (opposition problématisée par la notion de récompense/punition). Volonté divine (finalité de la création), volonté du créateur, contre volonté individuelle de la créature. La question de la liberté et de l'orientation de notre volonté s'impose d'elle-même. S'il ne s'agit que d'obéir nécessairement (cause - effet), notre bonheur est un effet (une direction toute tracée, une nécessité, une nature) et non une récompense (on ne récompense pas un ange). C'est bien parce que la possibilité de prendre une décision contraire (penser par soi-même) existe que la récompense a un sens pour l'homme (elle présuppose le libre-arbitre), fait sens (le dieu de l'Ancien Testament nous récompense d'obéir à sa volonté - ce n'est pas tant le fait de s'abstenir de penser qu'Il récompense que celui de Lui obéir - la récompense c'est ce sens même... lui obéir donne un sens à ce qui, sans elle, n'en aurait pas - Nietzsche, L'insensé !). Abraham manifeste sa foi en obéissant jusqu'à l'absurde parce qu'il est libre de ne pas obéir, parce qu'il a de bonnes raisons (humaines) de refuser ce sacrifice. S'abstenir c'est un acte de volonté, une décision morale, non le résultat d'un raisonnement. Volonté-croyance contre vontre-entendement ? L'entendement travaille dans la nécessité (démonstration) quand la volonté travaille dans le la liberté (au kantien : commencer une nouvelle série radicale). L'entendement préfère la nécessité (démonstrative) à la liberté/autorité - celle-ci est le domaine de la volonté. Je commence à comprendre qu'au problème causalité/finalité/récompense-punition, je vais substituer (pour ma deuxième partie) celui-ci : volonté/entendement/liberté. Le probléme se déplace de la volonté du créateur vers celle de la créature et le bonheur n'est plus une récompense (ou son absence une punition), une rétribution, provenant du créateur, mais un état (affectif, intellectuel) de l'homme dans le monde. Nous voici revenu au niveau même des relations entre volonté et entendement.
comment soutenir l'idée qu'une décision morale (s'abstenir de penser) pourrait produire un état (affectif ou intellectuel d'un individu, d'un groupe d'individus ou de tous les individus) dans le monde, le produire comme la cause l'effet, sans faire intervenir une volonté toute puissante et l'idée du bonheur comme récompense dépendant de cette volonté ?
Deuxième problème/moment : Les rapports entre volonté et entendement.

Nietzsche, L'Antéchrist (extrait).



9. C’est à cet instinct théologique que je fais la guerre : j’ai trouvé ses traces partout ! Celui qui a du sang de théologien dans les veines, se trouve de prime abord dans une fausse position à l’égard de toutes choses, dans une position qui manque de franchise. Le pathos qui s’en émane s’appelle la foi : fermer les yeux une fois pour toutes devant soi-même pour ne pas souffrir de l’aspect d’une fausseté incurable. On se fait en soi-même de cette défectueuse optique une morale, une vertu, une sainteté, on relie la bonne conscience à une vision fausse, on exige qu’aucune autre sorte d’optique n’ait plus de valeur, après avoir faite sacro-sainte la sienne propre, avec les noms de « Dieu », « salut », « éternité ». Partout encore j’ai mis à jour l’instinct théologique : c’est la forme la plus répandue de la fausseté sur la terre, la forme vraiment souterraine de la fausseté. Ce qu’un théologien éprouve comme vrai, doit être faux : c’est presque un critérium de la vérité. C’est son plus inférieur instinct de conservation qui lui interdit de mettre la réalité en honneur, ou de lui donner la parole en un point quelconque. Les évaluations sont renversées partout où atteint l’influence théologique et les concepts « vrai » et « faux » sont nécessairement renversés : « vrai » c’est dans ce cas ce qui est le plus pernicieux pour la vie, ce qui l’élève, la surhausse, l’affirme, la justifie et la fait triompher s’appelle « faux » .. S’il arrive que les théologiens, par la « conscience » des princes (ou des peuples), étendent les mains vers la puissance, ne doutons pas de ce qui se passe chaque fois au fond : la volonté de la fin, la volonté nihiliste veut obtenir le pouvoir..."

Les onze textes de FOUCAULT - La volonté de savoir. Droit de mort et pouvoir sur la vie.


Je mets en ligne la retranscription des textes de Foucault pour l'oral du baccalauréat.


Texte 1, pp. 7-8.

Le droit de vie et de mort tel qu’il se formule chez les théoriciens classiques en est une forme déjà considérablement atténuée. Du souverain à ses sujets, on ne conçoit plus qu’il s’exerce dans l’absolu et inconditionnellement, mais dans les seuls cas où le souverain se trouve exposé dans son existence même : une sorte de droit de réplique. / est-il menacé par des ennemis extérieurs, qui veulent le renverser ou contester ses droits ? Il peut alors légitimement faire la guerre, et demander à ses sujets de prendre part à la défense de l’Etat ; sans « se proposer directement leur mort », il lui est licite d’ « exposer leur vie » : en ce sens, il exerce sur eu un droit « indirect » de vie et de mort. Mais si c’est l’un d’eux qui se dresse contre lui et enfreint ses lois, alors il peut exercer sur sa vie un pouvoir direct : à titre de châtiment il le tuera. Ainsi entendu, le droit de vie et de mort n’est plus un privilège absolu : il est conditionné par la défense du souverain, et sa survie propre. Faut-il le concevoir avec Hobbes comme la transposition au prince de droit que chacun posséderait à l’état de nature de défendre sa vie au prix de la mort des autres ? Ou faut-il y voir un droit spécifique qui apparaît avec la formation de cet être juridique nouveau qu’est le souverain ? De toute façon le droit de vie et de mort, sous cette forme moderne, relative et limitée, comme sous sa forme ancienne et absolue, est un droit dissymétrique. Le souverain n’y exerce son droit sur la vie qu’une faisant jouer son droit de tuer, ou en le retenant ; il ne marque son pouvoir sur la vie que par la mort qu’il est en mesure d’exiger. Le droit qui se formule comme « de vie et de mort » est en fait le droit de faire mourir ou de laisser vivre.

Texte 2, pp. 11-12.

On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. C’est peut être ainsi que s’explique cette disqualification de la mort que marque la désuétude récente des rituels qui l’accompagnaient. Le soin qu’on met à esquiver la mort est moins lié à une angoisse nouvelle qui la rendrait insupportable pour nos société qu’au fait que les procédures de pouvoir n’ont pas cessé de s’en détourner. / Avec le passage d’un monde à l’autre, la mort était la relève d’une souveraineté terrestre par une autre, singulièrement plus puissante ; le faste qui l’entourait relevait de la cérémonie politique. C’st sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établi ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus « privé ». / Il ne faut pas s’étonner que le suicide – crime autrefois puisqu’il était une manière d’usurper sur le droit de mort que le souverain, celui d’ici-bas ou celui de l’au-delà, avait seul le droit d’exercer – soit devenu au cours du XIXe siècle une des premières conduite à entrer dans le champ de l’analyse sociologique ; il faisait apparaître aux frontières et dans les interstices du pouvoir qui s’exerce sur la vie, le droit individuel et privé de mourir. Cette obstination à mourir, si étrange et pourtant si régulière, si constante dans ses manifestations, si peu explicable par conséquent par des particularité ou accidents individuels, fut un des premiers étonnements d’une société où le pouvoir politique venait de se donner pour tache de gérer la vie.

Texte 3, pp. 15-16.

On sait combien de fois a été posé la question du rôle qu’a pu avoir, dans la toute première formation du capitalisme, une morale ascétique ; mais ce qui s’est passé au XVIIIe siècle dans certains pays d’occident, et qui a été lié par le développement du capitalisme, est un phénomène autre et peut-être d’une plus grande ampleur que cette nouvelle morale, qui semblait disqualifier le corps ; ce ne fut rien de moins que l’entrée de la vie dans l’histoire – je veux dire l’entrée des phénomènes propres à la vie de l’espèce humaine dans l’ordre de savoir et du pouvoir – dans le champ des techniques politiques. Il ne s’agit pas de prétendre qu’à ce moment-là s’est produit le premier contact de la vie et de l’histoire. Au contraire, la pression du biologique sur l’historique était restée pendant des millénaires extrêment forte ; l’épidémie et la famine constituaient les deux grandes formes dramatiques de ce rappoort qui demeurait ainsi placé sous le signe de la mort ; par un processus circulaire, le développement économique et principalement agricole du 18e siècle, l’augmentation de la productivité et des ressources encore plus rapide que la croissance démographique qu’elle favorisait, ont permis que se desserre un peu ces menaces profondes : l’ère des grands ravages de la faim et de la peste – sauf quelques résurgences – est close avant la Révolution française ; la mort commence à ne plus harceler directement la vie.


Texte 4, pp. 16-17.

Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir. Celui-ci n’aura plus affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu’il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même ; c’est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu’au corps. Si on peut appeler « bio-histoire » les pressions par lesquelles les mouvements de la vie et les processus de l’histoire interfèrent les uns avec les autres, il faudrait parler de « bio-politique » pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine ; ce n’est point que le vie est été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et la gèrent ; sans cesse elle leur échappe. Hors du monde occidental, la famine existe, à une échelle plus importante que jamais ; et les risques biologiques encourus par l’espèce sont peut-être plus grands, plus graves en tout cas, qu’avant la naissance de la microbiologie. Mais ce qu’on pourrait appeler le « seuil de modernité biologique » d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question.

Texte 5, p. 18.

Une autre conséquence de ce développement du biopouvoir, c’est l’importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi. La loi ne peut pas ne pas être armée, et son arme, par excellence, c’est la mort ; à ceux qui la transgressent, elle répond, au moins à titre d’ultime recours, par cette menace absolue. La loi se réfère toujours au glaive. Mais un pouvoir qui a pour tache de prendre la vie en charge aura besoin de mécanismes continus, régulateurs et correctifs. Il ne s’agit plus de faire jouer la mort dans le champ de la souveraineté, mais de distribuer le vivant dans un domaine de valeur et d’utilité. Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, a apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester dans son état meurtrier ; il n’a pas à tracer la ligne qui sépare, des sujets obéissants, les ennemis du souverain ; il opère des distributions autour de la norme. Je ne veux pas dire que la loi s’efface ou que les institutions de justice tendent à disparaître ; mais que la loi fonctionne toujours davantage comme une norme, et que l’institution judiciaire s’intègre de plus en plus à un continuum d’appareils (médicaux, administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices. Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie. Par rapport aux sociétés que nous avons connues jusqu’au 18e siècle, nous sommes entrés dans une phase de régression du juridique ; les constitutions écrites dans le monde entier depuis le Révolution française, les codes rédigés et remaniés, tout une activité législative permanente et bruyante ne doivent pas faire illusion : ce sont là les formes qui rendent acceptable un pouvoir essentiellement normalisateur.

Texte 6, p. 19.

Sur ce fond, peut se comprendre l’importance prise par le sexe comme enjeu politique. C’est qu’il est à la charnière des deux axes le long desquels s’est développée toute la technologie politique de la vie. D’un côté il relève des disciplines du corps : dressage, intensification et distribution des forces, ajustement et économie des énergies. De l’autre, il relève de la régulation des populations, par tous les effets globaux qu’il induit. Il s’insère simultanément sur les deux registres ; il donne lieu à des surveillance infinitésimales, à des contrôles de tous les instants, à des aménagements spatiaux d’une extrême méticulosité, à des examens médicaux ou psychologiques indéfinis, à tout un micro-pouvoir sur le corps ; mais il donne lieu aussi à des mesures massives, à des estimations statistiques, à des interventions qui visent le corps social tout entier ou des groupes pris dans leur ensemble. Le sexe est accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l’espèce. On se sert de lui comme matrice des disciplines et comme principes des régulations. C’est pourquoi, au XIXe siècle, la sexualité est poursuivie jusque dans le plus petit détail des existences ; elle est traquée dans les conduites, pourchassée dans les rêves ; on la suspecte sous les moindres folies, on la poursuit jusque dans les premières années de l’enfance ; elle devient le chiffre de l’individualité, à la fois ce qui permet de l’analyser et ce qui rend possible de la dresser. Mais on la voit aussi devenir thème d’opérations politiques, d’interventions économiques (par des incitations ou des freins à la procréation), des campagnes idéologiques de moralisation ou des responsabilisation : on la fait valoir comme indice de force d’une société, révélant aussi bien son énergie politique que sa vigueur biologique. D’un pôle à l’autre de cette technologie du sexe, s’échelonne toute une série de tactiques diverses qu combinent selon des proportions variées l’objectif de la discipline du corps et celui de la régulation des populations.

Texte 7, pp. 22-23.

Sade et les premiers eugénistes sont contemporains de ce passage de la « sanguinité » à la « sexualité ». Mais alors que les premiers rêves de perfectionnement de l’espèce font basculer tout le problème du sang dans une gestion fort contraignante du sexe ( art de déterminer les bons mariages, de provoquer les fécondités souhaitées, d’assurer la santé et la longévité des enfants), alors que la nouvelle idée de race tend à effacer les particularités aristocratiques du sang pour ne retenir que les effets contrôlables du sexe, Sade reporte l’analyse exhaustive du sexe dans les mécanismes exaspérés de l’ancien pouvoir de souveraineté et sous les vieux prestiges entièrement maintenus du sang ; celui-ci court tout au long du plaisir - sang du supplice et du pouvoir absolu, sang de la caste qu’on respecte en soi et qu’on fait couler pourtant dans les rituels majeurs du parricide et de l’inceste, sang du peuple qu’on répand à merci puisque celui qui coule dans ses veines n’est même pas digne d’être nommé. Le sexe chez Sade est sans norme, sans règle intrinsèque qui pourrait se formuler à partir de sa propre nature ; mais il est soumis à la loi illimitée d’un pouvoir qui lui-même ne connaît que la sienne propre ; s’il lui arrive de s’imposer par jeu l’ordre des progressions soigneusement disciplinées en journées successives, cet exercice le conduit à n’être plus que le point pur d’une souveraineté unique et nue : droit illimité de la monstruosité toute-puissante. Le sang a résorbé le sexe.

Texte 8, pp. 24-25.

De différentes manières, la préoccupation du sang et de la loi a hanté depuis près de deux siècles la gestion de la sexualité. Deux de ces interférences sont remarquables, l’une à cause de son importance historique, l’autre à cause des problèmes théoriques qu’elle pose. Il est arrivé, dès la seconde moitié du XIXe siècle, que la thématique du sang ait été appelée à vivifier et à soutenir de toute une épaisseur historique le type de pouvoir politique qui s’exerce à travers les dispositifs de sexualité. Le racisme se forme en ce point (le racisme sous sa forme moderne, étatique, biologisante) : toute une politique du peuplement, de la famille, du mariage, de l’éducation, de la hiérarchisation sociale, de la propriété, et une longue série d’interventions permanentes au niveau du corps, des conduites, de la santé, de la vie quotidienne ont reçu alors leur couleur et leur justification du souci mythique de protéger la pureté du sang et de faire triompher la race. Le nazisme a sans doute été la combinaison la plus naïve et la plus rusée – et ceci parce que cela – des phantasmes du sang avec les paroxysmes d’un pouvoir disciplinaire. Une mise en ordre eugénique de la société, avec ce qu’elle pouvait comporter d’extension et d’intensification des micro-pouvoirs, sous le couvert d’une étatisation illimitée, s’accompagnait de l’exaltation onirique d’un sang supérieur ; celle-ci impliquait à la fois le génocide systématique des autres et le risque de s’exposer soi-même à un sacrifice total. Et l’histoire a voulu que la politique hitlérienne du sexe soit restée une pratique dérisoire tandis que le mythe du sang se transformait, lui, dans le plus grand massacre dont les hommes pour l’instant puissent se souvenir.

Texte 9, pp. 26-27.

« Avant Freud, on cherchait à localiser la sexualité au plus serré : dans le sexe, dans ses fonctions de reproductions, dans ses localisations anatomiques immédiates ; on se rabattait sur un minimum biologique – organe, instinct, finalité. Vous êtes vous dans une position symétrique et inverse : il ne reste pour vous que des effets sans supports, des ramifications privées de racine, une sexualité sans sexe. Castration, là encore ».En ce point, il faut distinguer deux questions. D’un côté : l’analyse de la sexualité comme « dispositif politique » implique-t-elle nécessairement l’élision du corps, de l’anatomie, du biologique, du fonctionnel ? A cette première question je crois qu’on peut répondre non. En tous cas, le but de la présente recherche est bien de montrer comment des dispositifs de pouvoir s’articulent directement sur le corps – sur des corps, des fonctions, des processus physiologiques, des sensations, des plaisirs ; loin que le corps ait a être gommé, il s’agit de le faire apparaître dans une analyse où le biologique et l’historique ne se feraient pas suite, comme dans l’évolutionnisme des anciens sociologues, mais se lieraient selon une complexité croissant à mesure que se développent les technologies modernes de pouvoir qui prennent la vie pour cible. / Non pas donc « histoire des mentalités » qui ne tiendrait compte des corps que par la manière dont on les a perçus ou dont on leur a donné sens et valeur ; mais « histoire des corps » et de la manière dont on a investi ce qu’il y a de plus matériel, de plus vivant, en eux.
Texte 10, pp. 29-30.


Dans la psychiatrisation des perversions, le sexe a été rapporté à des fonctions biologiques et a un appareil anatomo-physiologique qui lui donne son « sens », c'est-à-dire sa finalité ; mais il est aussi référé à un instinct qui, à travers son propre développement et selon les objets auxquels il peut s’attacher, rend possible l’apparition des conduites perverses, et intelligible leur genèse ; ainsi le sexe se définit par un entrelacement de fonction et d’instinct, de finalité et de signification ; et sous cette forme, il se manifeste, mieux que partout ailleurs, dans la perversion-modèle, dans le « fétichisme » qui, depuis 1877 au moins, a servi de fil directeur à l’analyse de toutes les autres déviations, car on y lisait clairement la fixation de l’instinct à objet sur le mode de l’adhérence historique et de inadéquation biologique. Enfin dans la socialisation des pratiques procréatrices, le « sexe » est décrit comme pris entre [je poursuis dès que possible].

Les six textes distingués du corps du texte de l'Appendice.

Vous avez les textes distingués dans le corps du texte ici.
Je mets ci-dessous les textes tels que je les ai distingués séparément.
[PREMIER TEXTE]

Il me suffit pour le moment de poser ce principe dont tout le monde doit convenir, savoir que tous les hommes naissent dans l'ignorance des causes, et qu'un appétit universel dont ils ont conscience les porte à rechercher ce qui leur est utile. Une première conséquence de ce principe, c'est que les hommes croient être libres, par la raison qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leurs désirs, et ne pensent nullement aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir. Il en résulte, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, savoir, leur utilité propre, objet naturel de leur désir ; et de là vient que pour toute les actions possibles ils ne demandent jamais à en connaître que les causes finales, et dès qu'ils les connaissent, ils restent en repos, n'ayant plus dans l'esprit aucun motif d'incertitude ; que s'il arrive qu'ils ne puissent acquérir cette connaissance à l'aide d'autrui, il ne leur reste plus d'autre ressource que de revenir sur eux-mêmes, et de réfléchir aux objets dont la poursuite les détermine d'ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu'ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère. Or, les hommes venant à rencontrer hors d'eux et en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur sont d'un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils ne considèrent plus tous les êtres de la nature que comme des moyens à leur usage ; et sachant bien d'ailleurs qu'ils ont rencontré, mais non préparé ces moyens, c'est pour eux une raison de croire qu'il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur.


[DEUXIEME TEXTE]

Du moment, en effet, qu'ils ont considéré les choses comme des moyens, ils n'ont pu croire qu'elles se fussent faites elles-mêmes, mais ils ont dû conclure qu'il y a un maître ou plusieurs maîtres de la nature, doués de liberté, comme l'homme, qui ont pris soin de toutes choses en faveur de l'humanité et ont tout fait pour son usage. Et c'est ainsi que n'ayant rien pu apprendre sur le caractère de ces puissances, ils en ont jugé par leur propre caractère ; d'où ils ont été amenés à croire que si les dieux règlent tout pour l'usage des hommes, c'est afin de se les attacher et d'en recevoir les plus grands honneurs ; et chacun dès lors a inventé, suivant son caractère, des moyens divers d'honorer Dieu, afin d'obtenir que Dieu l'aimât d'un amour de prédilection, et fît servir la nature entière à la satisfaction de ses aveugles désirs et de sa cupidité insatiable. Voilà donc comment ce préjugé s'est tourné en superstition et a jeté dans les âmes de profondes racines, et c'est ce qui a produit cette tendance universelle à concevoir des causes finales et à les rechercher. Mais tous ces efforts pour montrer que la nature ne fait rien en vain, c'est-à-dire rien d'inutile aux hommes, n'ont abouti qu'à un résultat, c'est de montrer que la nature et les dieux et les hommes sont privés de raison. Et voyez, je vous prie, où les choses en sont venues! Au milieu de ce grand nombre d'objets utiles que nous fournit la nature, les hommes ont dû rencontrer aussi un assez bon nombre de choses nuisibles, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc. Comment les expliquer ? Ils ont pensé que c'étaient là des effets de la colère des dieux, provoquée par les injustices des hommes ou par leur négligence à remplir les devoirs du culte. C'est en vain que l'expérience protestait chaque jour, en leur montrant, par une infinité d'exemples, que les dévots et les impies ont également en partage les bienfaits de la nature et ses rigueurs, rien n'a pu arracher de leurs âmes ce préjugé invétéré. Il leur a été en effet plus facile de mettre tout cela au rang des choses inconnues dont les hommes ignorent la fin et de rester ainsi dans leur état actuel et inné d'ignorance, que de briser tout ce tissu de croyances et de s'en composer un autre.

[TROISIEME TEXTE]

Son premier défaut, c'est de considérer comme cause ce qui est effet, et réciproquement ; en second lieu, ce qui de sa nature possède l'antériorité, elle lui assigne un rang postérieur ; enfin elle abaisse au dernier degré de l'imperfection ce qu'il y a de plus élevé et de plus parfait. En effet, pour ne rien dire des deux premiers points qui sont évidents d'eux-mêmes, il résulte des propositions 21, 22 et 23, que l'effet le plus parfait est celui qui est produit immédiatement par Dieu, et qu'un effet devient de plus en plus imparfait à mesure que sa production suppose un plus grand nombre de causes intermédiaires. Or, si les choses que Dieu produit immédiatement étaient faites pour atteindre la fin que Dieu se Propose, il s'ensuivrait que celles que Dieu produit les dernières seraient les plus parfaites de toutes, les autres ayant été faites en vue de celles-ci. Ajoutez que cette doctrine détruit la perfection de Dieu ; car si Dieu agit pour une fin, il désire nécessairement quelque chose dont il est privé. Et bien que les théologiens et les métaphysiciens distinguent entre une fin poursuivie par indigence et une fin d'assimilation, ils avouent cependant que Dieu a tout fait pour lui-même et non pour les choses qu'il allait créer, vu qu'il était impossible d'assigner avant la création d'autre fin à l'action de Dieu que Dieu lui-même ; et de cette façon, ils sont forcés de convenir que tous les objets que Dieu s'est Proposés, en disposant certains moyens pour y atteindre, Dieu en a été quelque temps privé et a désiré les posséder, conséquence nécessaire de leurs principes. N'oublions pas de faire remarquer ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l'explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d'argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l'absurde, mais à l'ignorance ; et cela fait bien voir qu'il ne leur restait plus aucun moyen de se défendre.

[QUATRIEME TEXTE]

Les hommes ont donc appelé tout ce qui sert à la santé et au culte de Dieu le Bien, et le Mal tout ce qui peut y nuire. Or, comme ceux qui ne comprennent pas la nature des choses n'ont jamais pour objet de leurs affirmations les choses elles-mêmes, mais seulement les images qu'ils s'en forment, et confondent les données de l'imagination et celles de l'entendement, ils croient fermement que l'ordre est dans les choses, étrangers qu'ils sont à la réalité et à leur propre nature. S'il arrive, en effet, que les objets extérieurs soient ainsi disposés que quand les sens nous les représentent nous les imaginions aisément, et par suite nous les puissions rappeler avec facilité, nous disons que ces objets sont bien ordonnés ; mais si le contraire arrive, nous les jugeons mal ordonnés et en état de confusion. Or, les objets que nous pouvons imaginer avec aisance nous étant les plus agréables, les hommes préfèrent l'ordre à la confusion, comme si l'ordre, considéré indépendamment de notre imagination, était quelque chose dans la nature. Ils prétendent que Dieu a tout crée avec ordre, ne voyant pas qu'ils lui supposent de l'imagination ; à moins qu'ils ne veuillent, par hasard, que Dieu, plein de sollicitude pour l'imagination des hommes, ait disposé les choses tout exprès pour qu'ils eussent moins de peine à les imaginer, et certes, avec cette manière de voir, on ne s'arrêtera pas devant cette difficulté, qu'il y a une infinité de choses qui surpassent de beaucoup notre imagination, et une foule d'autres qui la confondent par suite de son extrême faiblesse.

[CINQUIEME TEXTE]

Persuadés en effet que les choses ont été faites pour eux, ils pensent que la nature d'un être est bonne ou mauvaise, saine ou viciée et corrompue, suivant les affections qu'ils en reçoivent. Par exemple, si les mouvements que les nerfs reçoivent des objets qui nous sont représentés par les yeux contribuent à la santé du corps, nous disons que ces objets sont beaux ; nous les appelons laids dans le cas contraire. C'est ainsi que nous appelons les objets qui touchent notre sensibilité, quand c'est à l'aide des narines, odorants ou fétides ; à l'aide de la langue, doux ou amers, sapides ou insipides, etc. ; à l'aide du tact, durs ou mous, rudes ou polis, etc. Enfin on a dit que les objets qui ébranlent nos oreilles émettent des sons, du bruit, de l'harmonie, et l'harmonie a si fortement enchanté les hommes, qu'ils ont cru qu'elle faisait partie des délices de Dieu. Il s'est même rencontré des philosophes pour s'imaginer que les mouvements célestes composent une certaine harmonie. Et certes tout cela fait assez voir que chacun a jugé des choses suivant la disposition de son cerveau, ou plutôt a mis les affections de son imagination à la place des choses. C'est pourquoi il n'y a rien d'extraordinaire, pour le dire en passant, que tant de controverses aient été suscitées parmi les hommes, et qu'elles aient abouti au scepticisme. Car bien que les corps des hommes aient entre eux beaucoup de convenance ils diffèrent par beaucoup d'endroits, de telle sorte que ce qui paraît bon à l'un semble mauvais à l'autre, ce qui est bien ordonné pour celui-ci est confus pour celui-là, ce qui est agréable à tel ou tel est désagréable à un troisième, et ainsi pour mille autres choses que je néglige de citer ici, soit parce que ce n'est pas le moment d'en traiter ex professo, soit parce que tout le monde est assez éclairé sur ce point par l'expérience. On répète sans cesse : " Autant de têtes, autant d'avis ; tout homme abonde dans son sens ; il n'y a pas moins de différence entre les cerveaux des hommes qu'entre leurs palais " : toutes ces sentences marquent assez que les hommes jugent des choses suivant la disposition de leur cerveau et exercent leur imagination plus que leur entendement.
[SIXIEME TEXTE]

Car si les hommes entendaient vraiment les choses, ils trouveraient dans cette connaissance, sinon un grand attrait, du moins (les mathématiques en sont la preuve) des convictions unanimes. Nous voyons donc que toutes les raisons dont se sert le vulgaire pour expliquer la nature ne sont que des modes de l'imagination, qu'elles ne marquent point la nature des choses, mais seulement la constitution de la faculté d'imaginer ; et comme ces notions fantastiques ont des noms qui indiquent des êtres réels, indépendants de l'imagination, je nomme ces êtres non pas êtres de raison, mais êtres d'imagination ; et cela posé, il devient aisé de repousser tous les arguments puisés contre nous à pareille source. Plusieurs en effet ont l'habitude de raisonner de la sorte : si toutes choses s'entre-suivent par la nécessité de la nature souverainement parfaite de Dieu, d'où viennent tant d'imperfections dans l'univers ? par exemple, ces choses qui se corrompent jusqu'à l'infection, cette laideur nauséabonde de certains objets, le désordre, le mal, le péché, etc. Tout cela, dis-je, est aisé à réfuter ; car la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et les choses n'en sont ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs des hommes ou pour leur déplaire, pour être utiles à la nature humaine ou pour lui être nuisibles. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n'a pas crée tous les hommes de façon à ce qu'ils se gouvernent par le seul commandement de la raison, je n'ai pas autre chose à leur répondre sinon que la matière ne lui a pas manqué pour créer toutes sortes de choses, depuis le degré le plus élevé de la perfection, jusqu'au plus inférieur ; ou, pour parler plus proprement, que les lois de sa nature ont été assez vastes pour suffire à la production de tout ce qu'un entendement infini peut concevoir.

Les instructions officielles pour l'épreuve orale.

II - Épreuve orale de contrôle : Le candidat présentera à l'examinateur la liste des œuvres philosophiques dont l'étude est obligatoire. Cette obligation s'impose à tous les candidats, qu'ils soient élèves d'un établissement ou candidats libres. La liste présentée par les élèves d'un établissement d'enseignement sera signée par le professeur, visée par le chef d'établissement et annexée au livret scolaire. Les œuvres philosophiques seront rigoureusement choisies dans les conditions fixées par le programme en vigueur. Lorsqu'une des œuvres aura été étudiée seulement dans certaines de ses parties, la délimitation précise de celles-ci sera explicitement indiquée. Le candidat sera porteur d'un exemplaire de chacun des ouvrages figurant sur la liste. Il est rappelé que le programme fixe pour chaque série, le nombre des œuvres philosophiques dont l'étude est obligatoire, ainsi que les modalités du choix des auteurs. L'épreuve orale portera obligatoirement sur l'une des œuvres présentées, dont un bref fragment devra être expliqué. Au cours de l'entretien, toute notion du programme pourra éventuellement faire l'objet d'une interrogation distincte ou, si possible, en liaison avec l'étude du texte. Au cas où le candidat, en contravention avec les dispositions réglementaires, ne présente aucune liste, ou présente une liste qui, n'étant pas conforme au programme, ne lie pas l'examinateur, il est recommandé à celui-ci de fournir au candidat deux ou trois œuvres, le candidat choisit l'une d'entre elles, dont il lui est demandé d'expliquer un bref fragment. Compte tenu des obligations fixées par le programme et des présentes instructions, l'interrogation devra essentiellement permettre au candidat de tirer parti de sa culture, de ses qualités de réflexion, des lectures qu'il a pu faire au cours de l'année. Dans toutes les séries, l'interrogation durera vingt minutes afin de permettre au candidat de montrer ses possibilités ; il disposera de vingt minutes environ pour la préparer.

Le texte de l'"appendice" au Livre I de l'Ethique

les moments à expliquer sont en italique rouge.

J'ai expliqué dans ce qu'on vient de lire la nature de Dieu et ses propriétés ; j'ai montré que Dieu existe nécessairement, qu'il est unique, qu'il existe et agit par la seule nécessité de sa nature, qu'il est la cause libre de toutes choses et de quelle façon, que toutes choses sont en lui et dépendent de lui, de telle sorte qu'elles ne peuvent être ni être conçues sans lui, enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non pas en vertu d'une volonté libre ou d'un absolu bon plaisir, mais en vertu de sa nature absolue ou de son infinie puissance. En outre, partout où l'occasion s'en est présentée, j'ai eu soin d'écarter les préjugés qui pouvaient empêcher qu'on n'entendît mes démonstrations ; mais, comme il en reste encore un fort grand nombre qui s'opposaient alors et s'opposent encore avec une grande force à ce que les hommes puissent embrasser l'enchaînement des choses de la façon dont je l'ai expliqué, j'ai pensé qu'il ne serait pas inutile de soumettre ces préjugés à l'examen de la raison. Les préjugés dont je veux parler ici dépendent tous de cet unique point, que les hommes supposent communément que tous les êtres de la nature agissent comme eux pour une fin ; bien plus, ils tiennent pour certain que Dieu même conduit toutes choses vers une certaine fin déterminée. Dieu, disent-ils, a tout fait pour l'homme, et il a fait l'homme pour en être adoré.

En conséquence, je m'occuperai d'abord de rechercher pourquoi la plupart des hommes se complaisent dans ce préjugé, et d'où vient la propension naturelle qu'ils ont tous à s'y attacher. Je ferai voir ensuite que ce préjugé est faux, et je montrerai enfin comment il a été l'origine de tous les autres préjugés des hommes sur le Bien et le Mal, le Mérite et le Péché, la Louange et le Blâme, l'Ordre et la Confusion, la Beauté et la Laideur, et les choses de cette espèce. Ce n'est point ici le lieu de déduire tout cela de la nature de l'âme humaine. [PREMIER TEXTE] Il me suffit pour le moment de poser ce principe dont tout le monde doit convenir, savoir que tous les hommes naissent dans l'ignorance des causes, et qu'un appétit universel dont ils ont conscience les porte à rechercher ce qui leur est utile. Une première conséquence de ce principe, c'est que les hommes croient être libres, par la raison qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leurs désirs, et ne pensent nullement aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir. Il en résulte, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, savoir, leur utilité propre, objet naturel de leur désir ; et de là vient que pour toute les actions possibles ils ne demandent jamais à en connaître que les causes finales, et dès qu'ils les connaissent, ils restent en repos, n'ayant plus dans l'esprit aucun motif d'incertitude ; que s'il arrive qu'ils ne puissent acquérir cette connaissance à l'aide d'autrui, il ne leur reste plus d'autre ressource que de revenir sur eux-mêmes, et de réfléchir aux objets dont la poursuite les détermine d'ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu'ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère. Or, les hommes venant à rencontrer hors d'eux et en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur sont d'un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils ne considèrent plus tous les êtres de la nature que comme des moyens à leur usage ; et sachant bien d'ailleurs qu'ils ont rencontré, mais non préparé ces moyens, c'est pour eux une raison de croire qu'il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur [FIN].

[DEUXIEME TEXTE] Du moment, en effet, qu'ils ont considéré les choses comme des moyens, ils n'ont pu croire qu'elles se fussent faites elles-mêmes, mais ils ont dû conclure qu'il y a un maître ou plusieurs maîtres de la nature, doués de liberté, comme l'homme, qui ont pris soin de toutes choses en faveur de l'humanité et ont tout fait pour son usage. Et c'est ainsi que n'ayant rien pu apprendre sur le caractère de ces puissances, ils en ont jugé par leur propre caractère ; d'où ils ont été amenés à croire que si les dieux règlent tout pour l'usage des hommes, c'est afin de se les attacher et d'en recevoir les plus grands honneurs ; et chacun dès lors a inventé, suivant son caractère, des moyens divers d'honorer Dieu, afin d'obtenir que Dieu l'aimât d'un amour de prédilection, et fît servir la nature entière à la satisfaction de ses aveugles désirs et de sa cupidité insatiable. Voilà donc comment ce préjugé s'est tourné en superstition et a jeté dans les âmes de profondes racines, et c'est ce qui a produit cette tendance universelle à concevoir des causes finales et à les rechercher. Mais tous ces efforts pour montrer que la nature ne fait rien en vain, c'est-à-dire rien d'inutile aux hommes, n'ont abouti qu'à un résultat, c'est de montrer que la nature et les dieux et les hommes sont privés de raison. Et voyez, je vous prie, où les choses en sont venues! Au milieu de ce grand nombre d'objets utiles que nous fournit la nature, les hommes ont dû rencontrer aussi un assez bon nombre de choses nuisibles, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc. Comment les expliquer ? Ils ont pensé que c'étaient là des effets de la colère des dieux, provoquée par les injustices des hommes ou par leur négligence à remplir les devoirs du culte. C'est en vain que l'expérience protestait chaque jour, en leur montrant, par une infinité d'exemples, que les dévots et les impies ont également en partage les bienfaits de la nature et ses rigueurs, rien n'a pu arracher de leurs âmes ce préjugé invétéré. Il leur a été en effet plus facile de mettre tout cela au rang des choses inconnues dont les hommes ignorent la fin et de rester ainsi dans leur état actuel et inné d'ignorance, que de briser tout ce tissu de croyances et de s'en composer un autre [FIN]. Les hommes ont donc tenu pour certain que les pensées des dieux surpassent de beaucoup la portée de leur intelligence, et cela eût suffi pour que la vérité restât cachée au genre humain, si la science mathématique n'eût appris aux hommes un autre chemin pour découvrir la vérité ; car on sait qu'elle ne procède point par la considération des causes finales, mais qu'elle s'attache uniquement à l'essence et aux propriétés des figures. Ajoutez à cela qu'outre les mathématiques on peut assigner d'autres causes, dont il est inutile de faire ici l'énumération, qui ont pu déterminer les hommes à ouvrir les yeux sur ces préjugés et les conduire à la vraie connaissance des choses.

Ces explications suffisent pour le premier point que j'ai promis d'éclaircir ; il s'agit maintenant de faire voir que la nature ne se Propose aucun but dans ses opérations, et que toutes les causes finales ne sont rien que de pures fictions imaginées par les hommes. Je n'aurai pas grand'peine à démontrer ces principes, car ils sont déjà solidement établis, tant par l'explication qui vient d'être donnée de l'origine du préjugé contraire, que par la proposition 16 et le corollaire de la proposition 32, sans parler de toutes les autres démonstrations par lesquelles j'ai prouvé que toutes choses se produisent et s'enchaînent par l'éternelle nécessité et la perfection suprême de la nature. J'ajouterai pourtant quelques mots pour achever de détruire toute cette doctrine des causes finales.

[TROISIEME TEXTE] Son premier défaut, c'est de considérer comme cause ce qui est effet, et réciproquement ; en second lieu, ce qui de sa nature possède ]'antériorité, elle lui assigne un rang postérieur ; enfin elle abaisse au dernier degré de l'imperfection ce qu'il y a de plus élevé et de plus parfait. En effet, pour ne rien dire des deux premiers points qui sont évidents d'eux-mêmes, il résulte des propositions 21, 22 et 23, que l'effet le plus parfait est celui qui est produit immédiatement par Dieu, et qu'un effet devient de plus en plus imparfait à mesure que sa production suppose un plus grand nombre de causes intermédiaires. Or, si les choses que Dieu produit immédiatement étaient faites pour atteindre la fin que Dieu se Propose, il s'ensuivrait que celles que Dieu produit les dernières seraient les plus parfaites de toutes, les autres ayant été faites en vue de celles-ci. Ajoutez que cette doctrine détruit la perfection de Dieu ; car si Dieu agit pour une fin, il désire nécessairement quelque chose dont il est privé. Et bien que les théologiens et les métaphysiciens distinguent entre une fin poursuivie par indigence et une fin d'assimilation, ils avouent cependant que Dieu a tout fait pour lui-même et non pour les choses qu'il allait créer, vu qu'il était impossible d'assigner avant la création d'autre fin à l'action de Dieu que Dieu lui-même ; et de cette façon, ils sont forcés de convenir que tous les objets que Dieu s'est Proposés, en disposant certains moyens pour y atteindre, Dieu en a été quelque temps privé et a désiré les posséder, conséquence nécessaire de leurs principes. N'oublions pas de faire remarquer ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l'explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d'argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l'absurde, mais à l'ignorance ; et cela fait bien voir qu'il ne leur restait plus aucun moyen de se défendre [FIN]. Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très-grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes ; que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance. De même aussi, quand nos adversaires considèrent l'économie du corps humain, il tombent dans un étonnement stupide, et comme ils ignorent les causes d'un art si merveilleux, ils concluent que ce ne sont point des lois mécaniques, mais une industrie divine et surnaturelle qui a formé cet ouvrage et en a disposé les parties de façon qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en philosophe, au lieu de les admirer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'étonnement, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité. Mais je laisse ce sujet pour arriver au troisième point que je me suis Proposé d'établir.

Les hommes s'étant persuadé que tout ce qui se fait dans la nature se fait pour eux, ont dû penser que le principal en chaque chose c'est ce qui leur est le plus utile, et considérer comme des objets supérieurs à tous les autres ceux qui les affectent de la meilleure façon. Ainsi se sont formées dans leur esprit ces notions qui leur servent à expliquer la nature des choses, comme le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté, la Laideur, etc., et comme ils se croient libres, ils ont tiré de là ces autres notions de la Louange et du Blâme, du Péché et du Mérite ; mais je ne veux m'occuper ici, et encore très-brièvement, que des premières, me réservant d'expliquer les autres plus bas, quand j'aurai traité de la nature humaine. [QUATRIEME TEXTE] Les hommes ont donc appelé tout ce qui sert à la santé et au culte de Dieu le Bien, et le Mal tout ce qui peut y nuire. Or, comme ceux qui ne comprennent pas la nature des choses n'ont jamais pour objet de leurs affirmations les choses elles-mêmes, mais seulement les images qu'ils s'en forment, et confondent les données de l'imagination et celles de l'entendement, ils croient fermement que l'ordre est dans les choses, étrangers qu'ils sont à la réalité et à leur propre nature. S'il arrive, en effet, que les objets extérieurs soient ainsi disposés que quand les sens nous les représentent nous les imaginions aisément, et par suite nous les puissions rappeler avec facilité, nous disons que ces objets sont bien ordonnés ; mais si le contraire arrive, nous les jugeons mal ordonnés et en état de confusion. Or, les objets que nous pouvons imaginer avec aisance nous étant les plus agréables, les hommes préfèrent l'ordre à la confusion, comme si l'ordre, considéré indépendamment de notre imagination, était quelque chose dans la nature. Ils prétendent que Dieu a tout crée avec ordre, ne voyant pas qu'ils lui supposent de l'imagination ; à moins qu'ils ne veuillent, par hasard, que Dieu, plein de sollicitude pour l'imagination des hommes, ait disposé les choses tout exprès pour qu'ils eussent moins de peine à les imaginer, et certes, avec cette manière de voir, on ne s'arrêtera pas devant cette difficulté, qu'il y a une infinité de choses qui surpassent de beaucoup notre imagination, et une foule d'autres qui la confondent par suite de son extrême faiblesse [FIN]. Mais en voilà assez sur ce point.

Quant aux autres notions de même nature, elles ne sont non plus que des façons d'imaginer qui affectent diversement l'imagination, ce qui n'empêche pas les ignorants de voir là les attributs les plus importants des choses. [CINQUIEME TEXTE] Persuadés en effet que les choses ont été faites pour eux, ils pensent que la nature d'un être est bonne ou mauvaise, saine ou viciée et corrompue, suivant les affections qu'ils en reçoivent. Par exemple, si les mouvements que les nerfs reçoivent des objets qui nous sont représentés par les yeux contribuent à la santé du corps, nous disons que ces objets sont beaux ; nous les appelons laids dans le cas contraire. C'est ainsi que nous appelons les objets qui touchent notre sensibilité, quand c'est à l'aide des narines, odorants ou fétides ; à l'aide de la langue, doux ou amers, sapides ou insipides, etc. ; à l'aide du tact, durs ou mous, rudes ou polis, etc. Enfin on a dit que les objets qui ébranlent nos oreilles émettent des sons, du bruit, de l'harmonie, et l'harmonie a si fortement enchanté les hommes, qu'ils ont cru qu'elle faisait partie des délices de Dieu. Il s'est même rencontré des philosophes pour s'imaginer que les mouvements célestes composent une certaine harmonie. Et certes tout cela fait assez voir que chacun a jugé des choses suivant la disposition de son cerveau, ou plutôt a mis les affections de son imagination à la place des choses. C'est pourquoi il n'y a rien d'extraordinaire, pour le dire en passant, que tant de controverses aient été suscitées parmi les hommes, et qu'elles aient abouti au scepticisme. Car bien que les corps des hommes aient entre eux beaucoup de convenance ils diffèrent par beaucoup d'endroits, de telle sorte que ce qui paraît bon à l'un semble mauvais à l'autre, ce qui est bien ordonné pour celui-ci est confus pour celui-là, ce qui est agréable à tel ou tel est désagréable à un troisième, et ainsi pour mille autres choses que je néglige de citer ici, soit parce que ce n'est pas le moment d'en traiter ex professo, soit parce que tout le monde est assez éclairé sur ce point par l'expérience. On répète sans cesse : " Autant de têtes, autant d'avis ; tout homme abonde dans son sens ; il n'y a pas moins de différence entre les cerveaux des hommes qu'entre leurs palais " : toutes ces sentences marquent assez que les hommes jugent des choses suivant la disposition de leur cerveau et exercent leur imagination plus que leur entendement [FIN]. [SIXIEME TEXTE] Car si les hommes entendaient vraiment les choses, ils trouveraient dans cette connaissance, sinon un grand attrait, du moins (les mathématiques en sont la preuve) des convictions unanimes. Nous voyons donc que toutes les raisons dont se sert le vulgaire pour expliquer la nature ne sont que des modes de l'imagination, qu'elles ne marquent point la nature des choses, mais seulement la constitution de la faculté d'imaginer ; et comme ces notions fantastiques ont des noms qui indiquent des êtres réels, indépendants de l'imagination, je nomme ces êtres non pas êtres de raison, mais êtres d'imagination ; et cela posé, il devient aisé de repousser tous les arguments puisés contre nous à pareille source. Plusieurs en effet ont l'habitude de raisonner de la sorte : si toutes choses s'entre-suivent par la nécessité de la nature souverainement parfaite de Dieu, d'où viennent tant d'imperfections dans l'univers ? par exemple, ces choses qui se corrompent jusqu'à l'infection, cette laideur nauséabonde de certains objets, le désordre, le mal, le péché, etc. Tout cela, dis-je, est aisé à réfuter ; car la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et les choses n'en sont ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs des hommes ou pour leur déplaire, pour être utiles à la nature humaine ou pour lui être nuisibles. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n'a pas crée tous les hommes de façon à ce qu'ils se gouvernent par le seul commandement de la raison, je n'ai pas autre chose à leur répondre sinon que la matière ne lui a pas manqué pour créer toutes sortes de choses, depuis le degré le plus élevé de la perfection, jusqu'au plus inférieur ; ou, pour parler plus proprement, que les lois de sa nature ont été assez vastes pour suffire à la production de tout ce qu'un entendement infini peut concevoir [FIN], ainsi que je l'ai démontré dans la proposition 16.

Tels sont les préjugés que j'avais dessein de signaler ici. S'il en reste encore quelques-uns de même sorte, un peu d'attention suffira à qui que ce soit pour les redresser.

Lecture suivie : Spinoza, Ethique - Texte 3


N'oublions pas de faire remarquer ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l'explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d'argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l'absurde, mais à l'ignorance ; et cela fait bien voir qu'il ne leur restait plus aucun moyen de se défendre.


-------------- explication ------------


Probablement le texte le plus facile. Spinoza fait remarquer que les sectateurs – ceux qui forment la secte des finalistes – ont inventé un nouveau genre d’argumentation pour clouer le bec à leurs contradicteurs (je vous rappelle les cinq type de raisonnements évoqués en classe : déduction, induction, analogie, absurde et hypothético-déductif). Ici Spinoza en invente un nouveau : la réduction non pas à l’absurde si chère aux mathématiciens, mais la réduction à l’ignorance. Rien de très compliqué dans ce premier moment, c’est le moins qu’on puisse dire.


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Deuxième moment : Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes ; que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? Pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance".


------------- explication -------------


Passage fort célèbre – alors que ce n’est pas le plus intéressant de l’Appendice (mais bon !). Prenons un exemple de réduction à l’ignorance. Dialogue imaginaire entre un tenant du finalisme (un sectateur) et un causaliste (réformateur ?).On observe le jeu entre cause (comment) et pourquoi (fin). Vous (réformateur) vous chercher le "comment ?", la cause ; le sectateur du finalisme vous demandera "pourquoi ?" – le pourquoi est moins à entendre ici comme "pour quelle raison ?" que "selon quelle volonté ?".A chaque fois que vous demanderez : Quelle est la cause ? Comment cela s'est-il passé ? Quelles furent les causes ? Les sectateurs vous demanderont : "pourquoi, c'est à dire, quelle était la volonté derrière cet événement ? Non pas tant : que s'est-il passé ? Mais plutôt : quelle volonté a été accomplie ? Que voulait-il ? Quel était son désir ? Remontant a parte ante jusqu'à la cause première - qui est tout aussi bien la cause finale - le sectateur vous dira :" Nous y voilà : LA CAUSE ULTIME DE TOUTE LA SCIENCE, DE TOUT SAVOIR, c'est LA VOLONTE DE DIEU , or nous savons, pauvres pêcheurs, que celle-ci est impénétrable. Donc pour montrer que vous avez tort de soutenir la thèse du causalisme, je vous force à admettre que vous ignorez tout : votre ignorance est totale car nul ne peut pénétrer dans les arcanes de la volonté divine.Inutile (donc utile) de dire qu'ici il faut dégager les enjeux - il faut ce qu'à l'écrit on appellerait une partie réflexive - il faut enrichir le texte - c'est à ça que servent les enjeux.Comment récuse-t-on les arguments des sectateurs des causes finales quand ils prétendent nous réduire à l'ignorance ?

La modernité par Baudelaire (extrait de Le peintre de la vie moderne) - 1863.

Je mets ici le texte du très très grand Charles que Foucault cite in Qu'est-ce que les Lumières ?

" Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant cette différence, que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Age, de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable [c'est moi - EF - qui souligne]. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. Si au costume de l’époque, qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contre-sens qui ne peut avoir d’excuse que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du dix-huitième siècle sont des portraits moralement ressemblants.
Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise ou dans celles portées à la cour de Catherine. Ajoutons aussi que la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plis sont disposés dans un système nouveau, et enfin que le geste et le port de la femme actuelle donnent à sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pas celles de la femme ancienne. En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G. J’ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. C’est surtout dans une vaste galerie de portraits (celle de Versailles, par exemple) que cette proposition devient facile à vérifier. Mais elle peut s’étendre plus loin encore. Dans l’unité qui s’appelle nation, les professions, les castes, les siècles introduisent la variété, non seulement dans les gestes et les manières, mais aussi dans la forme positive du visage. Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l’intervalle d’une durée que je ne prétends pas déterminer ici, mais qui certainement peut être soumise à un calcul. De telles considérations ne sont pas assez familières aux portraitistes; et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins despotique, emprunté au répertoire des idées classiques. En pareille matière, il serait facile et même légitime de raisonner a priori. La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce qu’on appelle le corps explique très bien comment tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel d’où il dérive. Si un peintre patient et minutieux, mais d’une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspire (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël, il est infiniment probable qu’il fera une œuvre fausse, ambiguë et obscure. L’étude d’un chef-d’œuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni l’attitude, ni le regard, ni la grimace, ni l’aspect vital d’une de ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d’impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches. La même critique s’applique rigoureusement à l’étude du militaire, du dandy, de l’animal même, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie extérieure d’un siècle. Malheur à celui qui étudie dans l’antique autre chose que l’art pur, la logique, la méthode générale! Pour s’y trop plonger, il perd la mémoire du présent; il abdique la valeur et les priviléges fournis par la circonstance; car presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations. Le lecteur comprend d’avance que je pourrais vérifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. Que diriez-vous, par exemple, d’un peintre de marines (je pousse l’hypothèse à l’extrême) qui, ayant à reproduire la beauté sobre et élégante du navire moderne, fatiguerait ses yeux à étudier les formes surchargées, contournées, l’arrière monumental du navire ancien et les voilures compliquées du seizième siècle? Et que penseriez-vous d’un artiste que vous auriez chargé de faire le portrait d’un pur-sang, célèbre dans les solennités du turf, s’il allait confiner ses contemplations dans les musées, s’il se contentait d’observer le cheval dans les galeries du passé, dans Van Dyck, Bourguignon ou Van der Meulen? M. G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance, a suivi une voie toute différente. Il a commencé par contempler la vie, et ne s’est ingénié que tard à apprendre les moyens d’exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d’ingénu apparaît comme une preuve nouvelle d’obéissance à l’impression, comme une flatterie à la vérité. Pour la plupart d’entre nous, surtout pour les gens d’affaires, aux yeux de qui la nature n’existe pas, si ce n’est dans ses rapports d’utilité avec leurs affaires, le fantastique réel de la vie est singulièrement émoussé. M. G. l’absorbe sans cesse; il en a la mémoire et les yeux pleins.

Foucault, La Volonté de Savoir - Lecture audio du texte (pages 7 à 19).


Je mets ici les fichiers concernant la lecture de l'oeuvre suivie (pour l'oral du bac - mais aussi pour notre accès personnel - voire personnalisé - à l'exercice réfléchi du jugement) : La volonté de savoir (dernier chapitre du tome I de L'histoire de la sexualité de Michel Foucault).

Je crois que j'ai (ENFIN !!!) trouvé la solution...

Tout se tient sur un "blogaudio" sur le site d'Arte - cliquez ICI.

Je mets Foucault, La volonté de savoir I, II et III (pages 6 à 34).

Et la lecture de Qu'est-ce que les Lumières de Foucault (le texte est ci dessous) - dans laquelle est insérée celle de Qcq les Lumières de Kant.

Foucault, Qu'est-ce que les Lumières ?

De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs, c’est pour leur demander leur avis sur un sujet où chacun a déjà son opinion: on ne risque pas d'apprendre grand‑chose. Au XVIIIème siècle, on préférait interroger le public sur des problèmes auxquels justement on n'avait pas encore de réponse. Je ne sais si c'était plus efficace; c'était plus amusant.

Toujours est‑il qu'en vertu de cette habitude un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung [1] ? Et cette réponse était de Kant.

Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu'avec lui entre discrètement dans l'histoire de la pensée une question à laquelle la philosophie moderne n'a pas été capable de répondre, mais dont elle n'est jamais parvenue à se débarrasser. Et sous des formes diverses, voilà deux siècles maintenant qu'elle la répète. De Hegel à Horckheimer ou à Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, il n'y a guère de philosophie qui, directement ou indirectement, n'ait été confrontée à cette même question : quel est donc cet événement qu'on appelle l'Aufklärung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd'hui? Imaginons que la Berlinische Monatsschrift existe encore de nos jours et qu'elle pose à ses lecteurs la question : « Qu'est‑ce que la philosophie moderne? »; peut‑être pourrait‑on lui répondre en écho : la philosophie moderne, c'est celle qui tente de répondre à la question lancée, voilà deux siècles, avec tant d'imprudence: Was ist Aufk1ärung?


Arrêtons‑nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour plusieurs raisons, il mérite de retenir l'attention.

1) À cette même question Moses Mendelssohn, lui aussi, venait de répondre dans le même journal, deux mois auparavant. Mais Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait rédigé le sien. Certes, ce n'est pas de ce moment que date la rencontre du mouvement philosophique allemand avec les nouveaux développements de la culture juive. Il y avait une trentaine d'années déjà que Mendelssohn était à ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu'alors, il s'était agi de donner droit de cité à la culture juive dans la pensée allemande ‑ ce que Lessing avait tenté de faire dans Die Juden [2]ou encore de dégager des problèmes communs à la pensée juive et à la philosophie allemande: c'est ce que Mendelssohn avait fait dans les Entretiens sur l'immortalité de l'âme [3]. Avec les deux textes parus dans la Berlinische Monatsschrift, l'Aufklärung allemande et l'Haskala juive reconnaissent qu'elles appartiennent à la même histoire; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent. Et c'était peut‑être une manière d'annoncer l'acceptation d'un destin commun, dont on sait à quel drame il devait mener.

2) Mais il y a plus. En lui‑même et à l'intérieur de la tradition chrétienne, ce texte pose un problème nouveau.

Ce n'est certainement pas la première fois que la pensée philosophique cherche à réfléchir sur son propre présent. Mais, schématiquement, on peut dire que cette réflexion avait pris jusqu'alors trois formes principales

‑ on peut représenter le présent comme appartenant à un certain âge du monde, distinct des autres par quelques caractères propres, ou séparé des autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans Le Politique de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu'ils appartiennent à l'une de ces révolutions du monde où celui‑ci tourne à l'envers, avec toutes les conséquences négatives que cela peut avoir;

‑ on peut aussi interroger le présent pour essayer de déchiffrer en lui les signes annonciateurs d'un événement prochain. On a là le principe d'une sorte d'herméneutique historique dont Augustin pourrait donner un exemple;

‑ on peut également analyser le présent comme un point de transition vers l'aurore d'un monde nouveau. C'est cela que décrit Vico dans le dernier chapitre des Principes de la philosophie de l'histoire [4] ; ce qu'il voit « aujourd'hui », c'est « la plus complète civilisation se répandre chez les peuples soumis pour la plupart à quelques grands monarques »; c'est aussi « l'Europe brillant d'une incomparable civilisation », abondant enfin « de tous les biens qui composent la félicité de la vie humaine ».

Or la manière dont Kant pose la question de l'Aufklärung est tout à fait différente ‑ ni un âge du monde auquel on appartient, ni un événement dont on perçoit les signes, ni l'aurore d'un accomplissement. Kant définit l'Aufklärung d'une façon presque entièrement négative, comme une Ausgang, une « sortie », une « issue ». Dans ses autres textes sur l'histoire, il arrive que Kant pose des questions d'origine ou qu'il définisse la finalité intérieure d'un processus historique. Dans le texte sur l'Aufklärung, la question concerne la pure actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d'une totalité ou d'un achèvement futur. Il cherche une différence: quelle différence aujourd'hui introduit‑il par rapport à hier?

3) Je n'entrerai pas dans le détail du texte qui n'est pas toujours très clair malgré sa brièveté. je voudrais simplement en retenir trois ou quatre traits qui me paraissent importants pour comprendre comment Kant a posé la question philosophique du présent.

Kant indique tout de suite que cette « sortie » qui caractérise l'Aufklärung est un processus qui nous dégage de l'état de « minorité ». Et par « minorité », il entend un certain état de notre volonté qui nous fait accepter l'autorité de quelqu'un d'autre pour nous conduite dans les domaines où il convient de faire usage de la raison. Kant donne trois exemples : nous sommes en état de minorité lorsqu'un livre nous tient lieu d'entendement, lorsqu'un directeur spirituel nous tient lieu de conscience, lorsqu'un médecin décide à notre place de notre régime (notons en passant qu'on reconnaît facilement le registre des trois critiques, bien que le texte ne le dise pas explicitement). En tout cas, l'Aufklärung est définie par la modification du rapport préexistant entre la volonté, l'autorité et l'usage de la raison.

Il faut aussi remarquer que cette sortie est présentée par Kant de façon assez ambiguë. Il la caractérise comme un fait, un processus en train de se dérouler; mais il la présente aussi comme une tâche et une obligation. Dès le premier paragraphe, il fait remarquer que l'homme est lui‑même responsable de son état de minorité. Il faut donc concevoir qu'il ne pourra en sortir que par un changement qu'il opérera lui‑même sur lui‑ même. D'une façon significative, Kant dit que cette Aufklärung a une « devise » (Wahlspruch) : or la devise, c'est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaître; c'est aussi une consigne qu'on se donne à soi‑même et qu'on propose aux autres. Et quelle est cette consigne? Aude saper, « aie le courage, l'audace de savoir ». Il faut donc considérer que l'Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont à la fois éléments et agents du même processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure où ils en font partie; et il se produit dans la mesure où les hommes décident d'en être les acteurs volontaires.

Une troisième difficulté apparaît là dans le texte de Kant. Elle réside dans l'emploi du mot Menschheit. On sait l'importance de ce mot dans la conception kantienne de l'histoire. Faut‑il comprendre que c'est l'ensemble de l'espèce humaine qui est prise dans le processus de l'Aufklärung? Et dans ce cas, il faut imaginer que l'Aufklärung est un changement historique qui touche à l'existence politique et sociale de tous les hommes sur la surface de la terre. Ou faut‑il comprendre qu'il s'agit d'un changement qui affecte ce qui constitue l'humanité de l'être humain? Et la question alors se pose de savoir ce qu'est ce changement. Là encore, la réponse de Kant n'est pas dénuée d'une certaine ambiguïté. En tout cas, sous des allures simples, elle est assez complexe.

Kant définit deux conditions essentielles pour que l'homme sorte de sa minorité. Et ces deux conditions sont à la fois spirituelles et institutionnelles, éthiques et politiques.

La première de ces conditions, c'est que soit bien distingué ce qui relève de l'obéissance et ce qui relève de l'usage de la raison. Kant, pour caractériser brièvement l'état de minorité, cite l'expression courante : « Obéissez, ne raisonnez pas » : telle est, selon lui, la forme dans laquelle s'exercent d'ordinaire la discipline militaire, le pouvoir politique, l'autorité religieuse. L'humanité deviendra majeure non pas lorsqu'elle n'aura plus à obéir, mais lorsqu'on lui dira: « Obéissez, et vous pourrez raisonner autant que vous voudrez. » Il faut noter que le mot allemand ici employé est räzonieren; ce mot, qu'on trouve aussi employé dans les Critiques, ne se rapporte pas à un usage quelconque de la raison, mais à un usage de la raison dans lequel celle‑ci n'a pas d'autre fin qu'elle-même; räzonieren, c'est raisonner pour raisonner. Et Kant donne des exemples, eux aussi tout à fait triviaux en apparence : payer ses impôts, mais pouvoir raisonner autant qu'on veut sur la fiscalité, voilà ce qui caractérise l'état de majorité; ou encore assurer, quand on est pasteur, le service d'une paroisse, conformément aux principes de l'Église à laquelle on appartient, mais raisonner comme on veut au sujet des dogmes religieux.

On pourrait penser qu'il n'y a là rien de bien différent de ce qu'on entend, depuis le XVI ème siècle, par la liberté de conscience : le droit de penser comme on veut, pourvu qu'on obéisse comme il faut. Or c'est là que Kant fait intervenir une autre distinction et la fait intervenir d'une façon assez surprenante. Il s'agit de la distinction entre l'usage privé et l'usage public de la raison. Mais il ajoute aussitôt que la raison doit être libre dans son usage public et qu'elle doit être soumise dans son usage privé. Ce qui est, terme à terme, le contraire de ce qu'on appelle d'ordinaire la liberté de conscience.

Mais il faut préciser un peu. Quel est, selon Kant, cet usage privé de la raison? Quel est le domaine où il s'exerce? L'homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu'il est « une pièce d'une machine »; c'est‑à‑dire lorsqu'il a un rôle à jouer dans la société et des fonctions à exercer : être soldat, avoir des impôts à payer, être en charge d'une paroisse, être fonctionnaire d'un gouvernement, tout cela fait de l'être humain un segment particulier dans la société; il se trouve mis par là dans une position définie, où il doit appliquer des règles et poursuivre des fins particulières. Kant ne demande pas qu'on pratique une obéissance aveugle et bête; mais qu'on fasse de sa raison un usage adapté à ces circonstances déterminées; et la raison doit alors se soumettre à ces fins particulières. Il ne peut donc pas y avoir là d'usage libre de la raison.

En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raison, quand on raisonne en tant qu'être raisonnable (et non pas en tant que pièce d'une machine), quand on raisonne comme membre de l'humanité raisonnable, alors l'usage de la raison doit être libre et public. L'Aufklärung n'est donc pas seulement le processus par lequel les individus se verraient garantir leur liberté personnelle de pensée. Il y a Aufklärung lorsqu'il y a superposition de l'usage universel, de l'usage libre et de l'usage public de la raison.

Or cela nous amène à une quatrième question qu'il faut poser à ce texte de Kant. On conçoit bien que l'usage universel de la raison (en dehors de toute fin particulière) est affaire du sujet lui‑même en tant qu'individu; on conçoit bien aussi que la liberté de cet usage puisse être assurée de façon purement négative par l'absence de toute poursuite contre lui; mais comment assurer un usage public de cette raison? L'Aufklärung, on le voit, ne doit pas être conçue simplement comme un processus général affectant toute l'humanité; elle ne doit pas être conçue seulement comme une obligation prescrite aux individus : elle apparaît maintenant comme un problème politique. La question, en tout cas, se pose de savoir comment l'usage de la raison petit prendre la forme publique qui lui est nécessaire, comment l'audace de savoir peut s'exercer en plein jour, tandis que les individus obéiront aussi exactement que possible. Et Kant, pour terminer, propose à Frédéric 11, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu'on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l'usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l'obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui‑même conforme à la raison universelle.


Laissons là ce texte. je n'entends pas du tout le considérer comme pouvant constituer une description adéquate de l' Aufklärung; et aucun historien, je pense, ne pourrait s'en satisfaire pour analyser les transformations sociales, politiques et culturelles qui se sont produites à la fin du XVIII ème siècle.

Cependant, malgré son caractère circonstanciel, et sans vouloir lui donner une place exagérée dans l'œuvre de Kant, je crois qu'il faut souligner le lien qui existe entre ce bref article et les trois Critiques. Il décrit en effet l'Aufklärung comme le moment où l'humanité va faire usage de sa propre raison, sans se soumettre à aucune autorité; or c'est précisément à ce moment‑là que la Critique est nécessaire, puisqu'elle a pour rôle de définir les conditions dans lesquelles l'usage de la raison est légitime pour déterminer ce qu'on peut connaître, ce qu'il faut faire et ce qu'il est permis d'espérer. C'est un usage illégitime de la raison qui fait naître, avec l'illusion, le dogmatisme et l'hétéronomie; c'est, en revanche, lorsque l'usage légitime de la raison a été clairement défini dans ses principes que son autonomie peut être assurée. La Critique, c'est en quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans l'Aufklärung; et inversement, l'Aufklärung, c'est l'âge de la Critique.

Il faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de Kant et les autres textes consacrés à l'histoire. Ceux‑ci, pour la plupart, cherchent à définir la finalité interne du temps et le point vers lequel s'achemine l'histoire de l'humanité. Or l'analyse de l' Aufklärung, en définissant celle‑ci comme le passage de l'humanité à son état de majorité, situe l'actualité par rapport à ce mouvement d'ensemble et ses directions fondamentales. Mais, en même temps, elle montre comment, dans ce moment actuel, chacun se trouve responsable d'une certaine façon de ce processus d'ensemble.

L'hypothèse que je voudrais avancer, c'est que ce petit texte se trouve en quelque sorte à la charnière de la réflexion critique et de la réflexion sur l'histoire. C'est une réflexion de Kant sur l'actualité de son entreprise. Sans doute, ce n'est pas la première fois qu'un philosophe donne les raisons qu'il a d'entreprendre son œuvre en tel ou tel moment. Mais il me semble que c'est la première fois qu'un philosophe lie ainsi, de façon étroite et de l'intérieur, la signification de son œuvre par rapport à la connaissance, une réflexion sur l'histoire et une analyse particulière du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit. La réflexion sur « aujourd'hui » comme différence dans l'histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière me paraît être la nouveauté de ce texte.

Et, en l'envisageant ainsi, il me semble qu'on peut y reconnaître un point de départ : l'esquisse de ce qu'on pourrait appeler l'attitude de modernité.

Je sais qu'on parle souvent de la modernité comme d'une époque ou en tout cas comme d'un ensemble de traits caractéristiques d'une époque; on la situe sur un calendrier où elle serait précédée d'une prémodernité, plus ou moins naïve ou archaïque et suivie d'une énigmatique et inquiétante « postmodernité ». Et on s'interroge alors pour savoir si la modernité constitue la suite de l'Aufklärung et son développement, ou s'il faut y voir une rupture ou une déviation par rapport aux principes fondamentaux du XVIII ème siècle.

En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l'histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation à l'égard de l'actualité; un choix volontaire qui est fait par certains; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d'agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos. Par conséquent, plutôt que de vouloir distinguer la « période moderne » des époques « pré » ou « postmoderne », je crois qu'il vaudrait mieux chercher comment l'attitude de modernité, depuis qu'elle s'est formée, s'est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre‑modernité ».

Pour caractériser brièvement cette attitude de modernité, je prendrai un exemple qui est presque nécessaire : il s'agit de Baudelaire, puisque c'est chez lui qu’on reconnaît en général l'une des consciences les plus aiguës de la modernité au XIX ème siècle.

1) On essaie souvent de caractériser la modernité par la conscience de la discontinuité du temps : rupture de la tradition, sentiment de la nouveauté, vertige de ce qui passe. Et c'est bien ce que semble dire Baudelaire lorsqu'il définit la modernité par « le transitoire, le fugitif, le contingent » [5] [cliquez ICI pour lire ce texte sur le blog]. Mais, pour lui, être moderne, ce n'est pas reconnaître et accepter ce mouvement perpétuel; c'est au contraire prendre une certaine attitude à l'égard de ce mouvement; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d'éternel qui n'est pas au‑delà de l'instant présent, ni derrière lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps; c'est l'attitude qui permet de saisir ce qu'il y a d' « héroïque » dans le moment présent. La modernité n'est pas un fait de sensibilité au présent fugitif; c'est une volonté d' « héroïser » le présent.

Je me contenterai de citer ce que dit Baudelaire de la peinture des personnages contemporains. Baudelaire se moque de ces peintres qui, trouvant trop laide la tenue des hommes du XIX ème siècle, ne voulaient représenter que des toges antiques. Mais la modernité de la peinture ne consistera pas pour lui à introduire les habits noirs dans un tableau. Le peintre moderne sera celui qui montrera cette sombre redingote comme « l'habit nécessaire de notre époque ». C'est celui qui saura faire voir, dans cette mode du jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant que notre époque entretient avec la mort. « L'habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté poétique, qui est l'expression de l'égalité universelle, mais encore leur poétique qui est l'expression de l'âme publique; une immense défilade de croque‑morts, politiques, amoureux, bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement [6] . » Pour désigner cette attitude de modernité, Baudelaire use parfois d'une litote qui est très significative, parce qu'elle se présente sous la forme d'un précepte : « Vous n'avez pas le droit de mépriser le présent. »

2) Cette héroïsation est ironique, bien entendu. Il ne s'agit aucunement, dans l'attitude de modernité, de sacraliser le moment qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer. Il ne s'agit surtout pas de le recueillir comme une curiosité fugitive et intéressante : ce serait là ce que Baudelaire appelle une attitude de « flânerie ». La flânerie se contente d'ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner dans le souvenir. À l'homme de flânerie Baudelaire oppose l'homme de modernité : « Il va, il court, il cherche. À coup sûr, cet homme, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité. Il s'agit pour lui de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique. » Et comme exemple de modernité, Baudelaire cite le dessinateur Constantin Guys. En apparence, un flâneur, un collectionneur de curiosités; il reste « le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique, partout où une passion peut poser son œil, partout où l'homme naturel et l'homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l'animal dépravé [7] ».

Mais il ne faut pas s'y tromper. Constantin Guys n'est pas un flâneur; ce qui en fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre moderne par excellence, c'est qu'à l'heure où le monde entier entre en sommeil, il se met, lui, au travail, et il le transfigure. Transfiguration qui n'est pas annulation du réel, mais jeu difficile entre la vérité du réel et l'exercice de la liberté; les choses « naturelles » y deviennent « plus que naturelles », les choses « belles » y deviennent « plus que belles » et les choses singulières apparaissent « dotées d'une vie enthousiaste comme l'âme de l'auteur » [8] . Pour l'attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l'imaginer, à l'imaginer autrement qu'il n'est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu'il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l'extrême attention au réel est confrontée à la pratique d'une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole.

3) Cependant, pour Baudelaire, la modernité n'est pas simplement forme de rapport au présent; c'est aussi un mode de rapport qu'il faut établir à soi‑même. L'attitude volontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être moderne, ce n'est pas s'accepter soi‑même tel qu'on est dans le flux de moments qui passent; c'est se prendre soi‑même comme objet d'une élaboration complexe et dure: ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de l'époque, le « dandysme ». Je ne rappellerai pas des pages qui sont trop connues : celles sur la nature « grossière, terrestre, immonde »; celles sur la révolte indispensable de l'homme par rapport à lui-même; celle sur la « doctrine de l'élégance » qui impose « à ses ambitieux et humbles sectaires » une discipline plus despotique que les plus terribles des religions; les pages, enfin, sur l'ascétisme du dandy qui fait de son corps, de son comportement, de ses sentiments et passions, de son existence, une œuvre d'art. L'homme moderne, pour Baudelaire, n'est pas celui qui part à la découverte de lui‑ même, de ses secrets et de sa vérité cachée; il est celui qui cherche à s'inventer lui‑même. Cette modernité ne libère pas l'homme en son être propre; elle l'astreint à la tâche de s'élaborer lui‑même.

4) Enfin, j'ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu'ils puissent avoir leur lieu dans la société elle‑même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l'art.


Je ne prétends pas résumer à ces quelques traits ni l'événement historique complexe qu'a été l'Aufklärung à la fin du XVIII ème siècle ni non plus l'attitude de modernité sous les différentes formes qu'elle a pu prendre au cours des deux derniers siècles.

Je voulais, d'une part, souligner l'enracinement dans l'Aufklärung d'un type d'interrogation philosophique qui problématise à la fois le rapport au présent, le mode d'être historique et la constitution de soi‑même comme sujet autonome; je voulais souligner, d'autre part, que le fil qui peut nous rattacher de cette manière à l’Aufklärung n'est pas la fidélité à des éléments de doctrine, mais plutôt la réactivation permanente d'une attitude; c'est‑à‑dire d'un êthos philosophique qu'on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique. C'est cet êthos que je voudrais très brièvement caractériser.

A. Négativement. 1) Cet êthos implique d'abord qu'on refuse ce que j'appellerai volontiers le « chantage » à l' Aufklärung. je pense que l' Aufklärung, comme ensemble d'événements politiques, économiques, sociaux, institutionnels, culturels, dont nous dépendons encore pour une grande partie, constitue un domaine d'analyse privilégié. je pense aussi que, comme entreprise pour lier par un lien de relation directe le progrès de la vérité et l'histoire de la liberté, elle a formulé une question philosophique qui nous demeure posée. je pense enfin ‑ j'ai essayé de le montrer à propos du texte de Kant ‑ qu'elle a défini une certaine manière de philosopher.

Mais cela ne veut pas dire qu'il faut être pour ou contre l' Aufklärung. Cela veut même dire précisément qu'il faut refuser tout ce qui se présenterait sous la forme d'une alternative simpliste et autoritaire : ou vous acceptez l’Aufklärung, et vous restez dans la tradition de son rationalisme (ce qui est par certains considéré comme positif et par d'autres au contraire comme un reproche); ou vous critiquez l' Aufklärung et vous tentez alors d'échapper à ces principes de rationalité (ce qui peut être encore une fois pris en bonne ou en mauvaise part). Et ce n'est pas sortir de ce chantage que d'y introduire des nuances « dialectiques » en cherchant à déterminer ce qu'il a pu y avoir de bon et de mauvais dans l' Aufklärung.

Il faut essayer de faire l'analyse de nous‑mêmes en tant qu'êtres historiquement déterminés, pour une certaine part, par l' Aufklärung. Ce qui implique une série d'enquêtes historiques aussi précises que possible; et ces enquêtes ne seront pas orientées rétrospectivement vers le « noyau essentiel de rationalité » qu'on peut trouver dans l' Aufklärung et qu'il faudrait sauver en tout état de cause; elles seront orientées vers « les limites actuelles du nécessaire » : c'est‑à‑dire vers ce qui n'est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous‑mêmes comme sujets autonomes.

2) Cette critique permanente de nous‑mêmes doit éviter les confusions toujours trop faciles entre l'humanisme et l' Aufklärung. Il ne faut jamais oublier que l' Aufklärung est un événement ou un ensemble d'événements et de processus historiques complexes, qui se sont situés à un certain moment du développement des sociétés européennes. Cet ensemble comporte des éléments de transformations sociales, des types d'institutions politiques, des formes de savoir, des projets de rationalisation des connaissances et des pratiques, des mutations technologiques qu'il est très difficile de résumer d'un mot, même si beaucoup de ces phénomènes sont encore importants à l'heure actuelle. Celui que j'ai relevé et qui me paraît avoir été fondateur de toute une forme de réflexion philosophique ne concerne que le mode de rapport réflexif au présent.

L'humanisme est tout autre chose : c'est un thème ou plutôt un ensemble de thèmes qui ont réapparu à plusieurs reprises à travers le temps, dans les sociétés européennes; ces thèmes, toujours liés à des jugements de valeur, ont évidemment toujours beaucoup varié dans leur contenu, ainsi que dans les valeurs qu'ils ont retenues. De plus, ils ont servi de principe critique de différenciation : il y a eu un humanisme qui se présentait comme critique du christianisme ou de la religion en général; il y a eu un humanisme chrétien en opposition à un humanisme ascétique et beaucoup plus théocentrique (cela au XVII ème siècle). Au XIX ème siècle, il y a eu un humanisme méfiant, hostile et critique à l'égard de la science; et un autre qui plaçait [au contraire] son espoir dans cette même science. Le marxisme a été un humanisme, l'existentialisme, le personnalisme l'ont été aussi; il y eut un temps où on soutenait les valeurs humanistes représentées par le national‑socialisme, et où les staliniens eux-mêmes disaient qu'ils étaient humanistes.

De cela il ne faut pas tirer la conséquence que tout ce qui a pu se réclamer de l'humanisme est à rejeter; mais que la thématique humaniste est en elle‑même trop souple, trop diverse, trop inconsistante pour servir d'axe à la réflexion. Et c'est un fait qu'au moins depuis le XVII ème siècle ce qu'on appelle l'humanisme a toujours été obligé de prendre son appui sur certaines conceptions de l'homme qui sont empruntées à la religion, à la science, à la politique. L'humanisme sert à colorer et à justifier les conceptions de l'homme auxquelles il est bien obligé d'avoir recours.

Or justement, je crois qu'on peut opposer à cette thématique, si souvent récurrente et toujours dépendante de l'humanisme, le principe d'une critique et d'une création permanente de nous‑mêmes dans notre autonomie : c'est‑à‑dire un principe qui est au cœur de la conscience historique que l' Aufklärung a eue d'elle‑même. De ce point de vue je verrais plutôt une tension entre Aufklärung et humanisme qu'une identité.

En tout cas, les confondre me parait dangereux; et d'ailleurs historiquement inexact. Si la question de l'homme, de l'espèce humaine, de l'humaniste a été importante tout au long du XVIII ème siècle, c’est très rarement, je crois, que l' Aufklärung s'est considérée elle‑même comme un humanisme. Il vaut la peine aussi de noter que, au long du XIX ème siècle, l'historiographie de l'humanisme au XVI ème siècle, qui a été si importante chez des gens comme Sainte Beuve ou Burckhardt, a été toujours distincte et parfois explicitement opposée aux Lumières et au XVIII ème siècle. Le XIX ème siècle a eu tendance à les opposer, au moins autant qu'à les confondre.

En tout cas, je crois que, tout comme il faut échapper au chantage intellectuel et politique « être pour ou contre l' Aufklärung », il faut échapper au confusionnisme historique et moral qui mêle le thème de l'humanisme et la question de l' Aufklärung. Une analyse de leurs relations complexes au cours des deux derniers siècles serait un travail à faire, qui serait important pour débrouiller un peu la conscience que nous avons de nous‑mêmes et de notre passé.

B. Positivement. Mais, en tenant compte de ces précautions, il faut évidemment donner un contenu plus positif à ce que peut être un êthos philosophique consistant dans une critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à travers une ontologie historique de nous‑mêmes.

1) Cet êthos philosophique peut se caractériser comme une attitude limite. il ne s'agit pas d'un comportement de rejet. On doit échapper à l'alternative du dehors et du dedans; il faut être aux frontières. La critique, c'est bien l'analyse des limites et la réflexion sur elles. Mais si la question kantienne était de savoir quelles limites la connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la question critique, aujourd'hui, doit être retournée en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel, nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires. Il s'agit en somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique dans la forme du franchissement possible.

Ce qui, on le voit, entraîne pour conséquences que la critique va s'exercer non plus dans la recherche des structures formelles qui ont valeur universelle, mais comme enquête historique à travers les événements qui nous ont amenés à nous constituer à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons. En ce sens, cette critique n'est pas transcendantale, et n'a pas pour fin de rendre possible une métaphysique ‑ elle est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique ­‑ et non pas transcendantale ‑ en ce sens qu'elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d'événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu'elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu'il nous est impossible de faire ou de connaître; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons.

Elle ne cherche pas à rendre possible la métaphysique enfin devenue science; elle cherche à relancer aussi loin et aussi largement que possible le travail indéfini de la liberté.

2) Mais pour qu'il ne s'agisse pas simplement de l'affirmation ou du rêve vide de la liberté, il me semble que cette attitude historico‑critique doit être aussi une attitude expérimentale. je veux dire que ce travail fait aux limites de nous‑mêmes doit d'un côté ouvrir un domaine d'enquêtes historiques et de l'autre se mettre à l'épreuve de la réalité et de l'actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changement. C'est dire que cette ontologie historique de nous‑mêmes doit se détourner de tous ces projets qui prétendent être globaux et radicaux. En fait, on sait par expérience que la prétention à échapper au système de l'actualité pour donner des programmes d'ensemble d'une autre société, d'un autre mode de penser, d'une autre culture, d'une autre vision du monde n'ont mené en fait qu'à reconduire les plus dangereuses traditions.

Je préfère les transformations très précises qui ont pu avoir lieu depuis vingt ans dans un certain nombre de domaines qui concernent nos modes d'être et de penser, les relations d'autorité, les rapports de sexes, la façon dont nous percevons la folie ou la maladie, je préfère ces transformations même partielles qui ont été faites dans la corrélation de l'analyse historique et de l'attitude pratique aux promesses de l'homme nouveau que les pires systèmes politiques ont répétées au long du XX ème siècle.

Je caractériserai donc l'êthos philosophique propre à l'ontologie critique de nous‑mêmes comme une épreuve historico‑pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous‑mêmes en tant qu'êtres libres.

3) Mais sans doute serait‑il tout à fait légitime de faire l'objection suivante : à se borner à ce genre d'enquêtes ou d'épreuves toujours partielles et locales, n'y a‑t‑il pas risque à se laisser déterminer par des structures plus générales dont on risque de n'avoir ni la conscience ni la maîtrise?

À cela deux réponses. Il est vrai qu'il faut renoncer à l'espoir d'accéder jamais à un point de vue qui pourrait nous donner accès à la connaissance complète et définitive de ce qui peut constituer nos limites historiques. Et, de ce point de vue, l'expérience théorique et pratique que nous faisons de nos limites et de leur franchissement possible est toujours elle‑même limitée, déterminée et donc à recommencer.

Mais cela ne veut pas dire que tout travail ne peut se faire que dans le désordre et la contingence. Ce travail a sa généralité, sa systématicité, son homogénéité et son enjeu.

Son enjeu. Il est indiqué par ce qu'on pourrait appeler « le paradoxe (des rapports) de la capacité et du pouvoir ». On sait que la grande promesse ou le grand espoir du XVIII ème siècle, ou d'une partie du XVIII ème siècle, était dans la croissance simultanée et proportionnelle de la capacité technique à agir sur les choses, et de la liberté des individus les uns par rapport aux autres. D'ailleurs on peut voir qu'à travers toute l'histoire des sociétés occidentales (c'est peut‑être là que se trouve la racine de leur singulière destinée historique ‑ si particulière, si différente [des autres] dans sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport aux autres) l'acquisition des capacités et la lutte pour la liberté ont constitué les éléments permanents. Or les relations entre croissance des capacités et croissance de l'autonomie ne sont pas aussi simples que le XVIII ème siècle pouvait le croire. On a pu voir quelles formes de relations de pouvoir étaient véhiculées à travers des technologies diverses (qu'il s'agisse des productions à fins économiques, d'institutions à fin de régulations sociales, de techniques de communication) : les disciplines à la fois collectives et individuelles, les procédures de normalisation exercées au nom du pouvoir de l'État, des exigences de la société ou des régions de la population en sont des exemples. L'enjeu est donc : comment déconnecter la croissance des capacités et l'intensification des relations de pouvoir?

Homogénéité. Ce qui mène à l'étude de ce qu'on pourrait appeler les « ensembles pratiques ». Il s'agit de prendre comme domaine homogène de référence non pas les représentations que les hommes se donnent d'eux‑mêmes, non pas les conditions qui les déterminent sans qu'ils le sachent. Mais ce qu'ils font et la façon dont ils le font. C'est‑à‑dire les formes de rationalité qui organisent les manières de faire (ce qu'on pourrait appeler leur aspect technologique); et la liberté avec laquelle ils agissent dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant jusqu'à un certain point les règles du jeu (c'est ce qu'on pourrait appeler le versant stratégique de ces pratiques). L'homogénéité de ces analyses historico‑critiques est donc assurée par ce domaine des pratiques avec leur versant technologique et leur versant stratégique.

Systématicité. Ces ensembles pratiques relèvent de trois grands domaines : celui des rapports de maîtrise sur les choses, celui des rapports d'action sur les autres, celui des rapports à soi‑même. Cela ne veut pas dire que ce sont là trois domaines complètement étrangers les uns aux autres. On sait bien que la maîtrise sur les choses passe par le rapport aux autres; et celui‑ci implique toujours des relations à soi; et inversement. Mais il s'agit de trois axes dont il faut analyser la spécificité et l'intrication : l'axe du savoir, l'axe du pouvoir, l'axe de l'éthique. En d'autres termes, l'ontologie historique de nous‑mêmes a à répondre à une série ouverte de questions, elle a affaire à un nombre non défini d'enquêtes qu'on peut multiplier et préciser autant qu'on voudra; mais elles répondront toutes à la systématisation suivante : comment nous sommes‑nous constitués comme sujets de notre savoir; comment nous sommes‑nous constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir; comment nous sommes‑nous constitués comme sujets moraux de nos actions.

Généralité. Enfin, ces enquêtes historico‑critiques sont bien particulières en ce sens qu'elles portent toujours sur un matériel, une époque, un corps de pratiques et de discours déterminés. Mais, au moins à l'échelle des sociétés occidentales dont nous dérivons, elles ont leur généralité : en ce sens que jusqu'à nous elles ont été récurrentes; ainsi le problème des rapports entre raison et folie, ou maladie et santé, ou crime et loi; le problème de la place à donner aux rapports sexuels, etc.

Mais, si j'évoque cette généralité, ce n'est pas pour dire qu'il faut la retracer dans sa continuité métahistorique à travers le temps, ni non plus suivre ses variations. Ce qu'il faut saisir c'est dans quelle mesure ce que nous en savons, les formes de pouvoir qui s’y exercent et l'expérience que nous y faisons de nous‑mêmes ne constituent que des figures historiques déterminées par une certaine forme de problématisation qui définit des objets, des règles d'action, des modes de rapport à soi. L'étude des (modes de) problématisations (c'est‑à‑dire de ce qui n'est ni constante anthropologique ni variation chronologique) est donc la façon d'analyser, dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale.


Un mot de résumé pour terminer et revenir à Kant. je ne sais pas si jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup de choses dans notre expérience nous convainquent que l'événement historique de l' Aufklärung ne nous a pas rendus majeurs; et que nous ne le sommes pas encore. Cependant, il me semble qu'on peut donner un sens à cette interrogation critique sur le présent et sur nous‑mêmes que Kant a formulée en réfléchissant sur l' Aufklärung. Il me semble que c'est même là une façon de philosopher qui n'a pas été sans importance ni efficacité depuis les deux derniers siècles. L'ontologie critique de nous‑mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule; il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible.

Cette attitude philosophique doit se traduire dans un travail d'enquêtes diverses; celles‑ci ont leur cohérence méthodologique dans l’étude à la fois archéologique et généalogique de pratiques envisagées simultanément comme type technologique de rationalité et jeux stratégiques des libertés; elles ont leur cohérence théorique dans la définition des formes historiquement singulières dans lesquelles ont été problématisées les généralités de notre rapport aux choses, aux autres et à nous mêmes. Elles ont leur cohérence pratique dans le soin apporté à mettre la réflexion historico-critique à l’épreuve des pratiques concrètes. Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le travail critique implique encore la foi dans les Lumières ; il nécessite, je pense, toujours le travail sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté.


[1] In Bertiniscbe Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp. 481‑491 « Qu'est‑ce que les Lumières ? », trad. Wismann, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1985, t. Il.

[2] Lessing (G.), Die Juden, 1749.

[3] Mendelssohn (M.), Phädon oder liber die Unsterblichkeit der Seele, Berlin, 1767, 1768, 1769.

[4] Vico (G.), Principii di una scienza nuova d'interno alla comune natura delle nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l'histoire,trad. Michelet, Paris, 1835; rééd. Paris, & Colin, 1963).

[5] Baudelaire (C.),Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1976, t. II, p. 695.

[6] Id., "De l'héroïsme de la vie moderne", op. cit., p.494.

[7] Baudelaire (C.), Le Peintre de la vie moderne, op. cit., pp. 693-694.

[8] Ibid., p. 694.

source : http://1libertaire.free.fr/Foucault17.html