"Ces philosophes-là ont su nuire à la bêtise", Nietzsche, Gai savoir, § 328 - Blog philo d'Emmanuel Ferraguti.

Les onze textes de FOUCAULT - La volonté de savoir. Droit de mort et pouvoir sur la vie.


Je mets en ligne la retranscription des textes de Foucault pour l'oral du baccalauréat.


Texte 1, pp. 7-8.

Le droit de vie et de mort tel qu’il se formule chez les théoriciens classiques en est une forme déjà considérablement atténuée. Du souverain à ses sujets, on ne conçoit plus qu’il s’exerce dans l’absolu et inconditionnellement, mais dans les seuls cas où le souverain se trouve exposé dans son existence même : une sorte de droit de réplique. / est-il menacé par des ennemis extérieurs, qui veulent le renverser ou contester ses droits ? Il peut alors légitimement faire la guerre, et demander à ses sujets de prendre part à la défense de l’Etat ; sans « se proposer directement leur mort », il lui est licite d’ « exposer leur vie » : en ce sens, il exerce sur eu un droit « indirect » de vie et de mort. Mais si c’est l’un d’eux qui se dresse contre lui et enfreint ses lois, alors il peut exercer sur sa vie un pouvoir direct : à titre de châtiment il le tuera. Ainsi entendu, le droit de vie et de mort n’est plus un privilège absolu : il est conditionné par la défense du souverain, et sa survie propre. Faut-il le concevoir avec Hobbes comme la transposition au prince de droit que chacun posséderait à l’état de nature de défendre sa vie au prix de la mort des autres ? Ou faut-il y voir un droit spécifique qui apparaît avec la formation de cet être juridique nouveau qu’est le souverain ? De toute façon le droit de vie et de mort, sous cette forme moderne, relative et limitée, comme sous sa forme ancienne et absolue, est un droit dissymétrique. Le souverain n’y exerce son droit sur la vie qu’une faisant jouer son droit de tuer, ou en le retenant ; il ne marque son pouvoir sur la vie que par la mort qu’il est en mesure d’exiger. Le droit qui se formule comme « de vie et de mort » est en fait le droit de faire mourir ou de laisser vivre.

Texte 2, pp. 11-12.

On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. C’est peut être ainsi que s’explique cette disqualification de la mort que marque la désuétude récente des rituels qui l’accompagnaient. Le soin qu’on met à esquiver la mort est moins lié à une angoisse nouvelle qui la rendrait insupportable pour nos société qu’au fait que les procédures de pouvoir n’ont pas cessé de s’en détourner. / Avec le passage d’un monde à l’autre, la mort était la relève d’une souveraineté terrestre par une autre, singulièrement plus puissante ; le faste qui l’entourait relevait de la cérémonie politique. C’st sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établi ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus « privé ». / Il ne faut pas s’étonner que le suicide – crime autrefois puisqu’il était une manière d’usurper sur le droit de mort que le souverain, celui d’ici-bas ou celui de l’au-delà, avait seul le droit d’exercer – soit devenu au cours du XIXe siècle une des premières conduite à entrer dans le champ de l’analyse sociologique ; il faisait apparaître aux frontières et dans les interstices du pouvoir qui s’exerce sur la vie, le droit individuel et privé de mourir. Cette obstination à mourir, si étrange et pourtant si régulière, si constante dans ses manifestations, si peu explicable par conséquent par des particularité ou accidents individuels, fut un des premiers étonnements d’une société où le pouvoir politique venait de se donner pour tache de gérer la vie.

Texte 3, pp. 15-16.

On sait combien de fois a été posé la question du rôle qu’a pu avoir, dans la toute première formation du capitalisme, une morale ascétique ; mais ce qui s’est passé au XVIIIe siècle dans certains pays d’occident, et qui a été lié par le développement du capitalisme, est un phénomène autre et peut-être d’une plus grande ampleur que cette nouvelle morale, qui semblait disqualifier le corps ; ce ne fut rien de moins que l’entrée de la vie dans l’histoire – je veux dire l’entrée des phénomènes propres à la vie de l’espèce humaine dans l’ordre de savoir et du pouvoir – dans le champ des techniques politiques. Il ne s’agit pas de prétendre qu’à ce moment-là s’est produit le premier contact de la vie et de l’histoire. Au contraire, la pression du biologique sur l’historique était restée pendant des millénaires extrêment forte ; l’épidémie et la famine constituaient les deux grandes formes dramatiques de ce rappoort qui demeurait ainsi placé sous le signe de la mort ; par un processus circulaire, le développement économique et principalement agricole du 18e siècle, l’augmentation de la productivité et des ressources encore plus rapide que la croissance démographique qu’elle favorisait, ont permis que se desserre un peu ces menaces profondes : l’ère des grands ravages de la faim et de la peste – sauf quelques résurgences – est close avant la Révolution française ; la mort commence à ne plus harceler directement la vie.


Texte 4, pp. 16-17.

Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir. Celui-ci n’aura plus affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu’il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même ; c’est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu’au corps. Si on peut appeler « bio-histoire » les pressions par lesquelles les mouvements de la vie et les processus de l’histoire interfèrent les uns avec les autres, il faudrait parler de « bio-politique » pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine ; ce n’est point que le vie est été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et la gèrent ; sans cesse elle leur échappe. Hors du monde occidental, la famine existe, à une échelle plus importante que jamais ; et les risques biologiques encourus par l’espèce sont peut-être plus grands, plus graves en tout cas, qu’avant la naissance de la microbiologie. Mais ce qu’on pourrait appeler le « seuil de modernité biologique » d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question.

Texte 5, p. 18.

Une autre conséquence de ce développement du biopouvoir, c’est l’importance croissante prise par le jeu de la norme aux dépens du système juridique de la loi. La loi ne peut pas ne pas être armée, et son arme, par excellence, c’est la mort ; à ceux qui la transgressent, elle répond, au moins à titre d’ultime recours, par cette menace absolue. La loi se réfère toujours au glaive. Mais un pouvoir qui a pour tache de prendre la vie en charge aura besoin de mécanismes continus, régulateurs et correctifs. Il ne s’agit plus de faire jouer la mort dans le champ de la souveraineté, mais de distribuer le vivant dans un domaine de valeur et d’utilité. Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, a apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester dans son état meurtrier ; il n’a pas à tracer la ligne qui sépare, des sujets obéissants, les ennemis du souverain ; il opère des distributions autour de la norme. Je ne veux pas dire que la loi s’efface ou que les institutions de justice tendent à disparaître ; mais que la loi fonctionne toujours davantage comme une norme, et que l’institution judiciaire s’intègre de plus en plus à un continuum d’appareils (médicaux, administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices. Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie. Par rapport aux sociétés que nous avons connues jusqu’au 18e siècle, nous sommes entrés dans une phase de régression du juridique ; les constitutions écrites dans le monde entier depuis le Révolution française, les codes rédigés et remaniés, tout une activité législative permanente et bruyante ne doivent pas faire illusion : ce sont là les formes qui rendent acceptable un pouvoir essentiellement normalisateur.

Texte 6, p. 19.

Sur ce fond, peut se comprendre l’importance prise par le sexe comme enjeu politique. C’est qu’il est à la charnière des deux axes le long desquels s’est développée toute la technologie politique de la vie. D’un côté il relève des disciplines du corps : dressage, intensification et distribution des forces, ajustement et économie des énergies. De l’autre, il relève de la régulation des populations, par tous les effets globaux qu’il induit. Il s’insère simultanément sur les deux registres ; il donne lieu à des surveillance infinitésimales, à des contrôles de tous les instants, à des aménagements spatiaux d’une extrême méticulosité, à des examens médicaux ou psychologiques indéfinis, à tout un micro-pouvoir sur le corps ; mais il donne lieu aussi à des mesures massives, à des estimations statistiques, à des interventions qui visent le corps social tout entier ou des groupes pris dans leur ensemble. Le sexe est accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l’espèce. On se sert de lui comme matrice des disciplines et comme principes des régulations. C’est pourquoi, au XIXe siècle, la sexualité est poursuivie jusque dans le plus petit détail des existences ; elle est traquée dans les conduites, pourchassée dans les rêves ; on la suspecte sous les moindres folies, on la poursuit jusque dans les premières années de l’enfance ; elle devient le chiffre de l’individualité, à la fois ce qui permet de l’analyser et ce qui rend possible de la dresser. Mais on la voit aussi devenir thème d’opérations politiques, d’interventions économiques (par des incitations ou des freins à la procréation), des campagnes idéologiques de moralisation ou des responsabilisation : on la fait valoir comme indice de force d’une société, révélant aussi bien son énergie politique que sa vigueur biologique. D’un pôle à l’autre de cette technologie du sexe, s’échelonne toute une série de tactiques diverses qu combinent selon des proportions variées l’objectif de la discipline du corps et celui de la régulation des populations.

Texte 7, pp. 22-23.

Sade et les premiers eugénistes sont contemporains de ce passage de la « sanguinité » à la « sexualité ». Mais alors que les premiers rêves de perfectionnement de l’espèce font basculer tout le problème du sang dans une gestion fort contraignante du sexe ( art de déterminer les bons mariages, de provoquer les fécondités souhaitées, d’assurer la santé et la longévité des enfants), alors que la nouvelle idée de race tend à effacer les particularités aristocratiques du sang pour ne retenir que les effets contrôlables du sexe, Sade reporte l’analyse exhaustive du sexe dans les mécanismes exaspérés de l’ancien pouvoir de souveraineté et sous les vieux prestiges entièrement maintenus du sang ; celui-ci court tout au long du plaisir - sang du supplice et du pouvoir absolu, sang de la caste qu’on respecte en soi et qu’on fait couler pourtant dans les rituels majeurs du parricide et de l’inceste, sang du peuple qu’on répand à merci puisque celui qui coule dans ses veines n’est même pas digne d’être nommé. Le sexe chez Sade est sans norme, sans règle intrinsèque qui pourrait se formuler à partir de sa propre nature ; mais il est soumis à la loi illimitée d’un pouvoir qui lui-même ne connaît que la sienne propre ; s’il lui arrive de s’imposer par jeu l’ordre des progressions soigneusement disciplinées en journées successives, cet exercice le conduit à n’être plus que le point pur d’une souveraineté unique et nue : droit illimité de la monstruosité toute-puissante. Le sang a résorbé le sexe.

Texte 8, pp. 24-25.

De différentes manières, la préoccupation du sang et de la loi a hanté depuis près de deux siècles la gestion de la sexualité. Deux de ces interférences sont remarquables, l’une à cause de son importance historique, l’autre à cause des problèmes théoriques qu’elle pose. Il est arrivé, dès la seconde moitié du XIXe siècle, que la thématique du sang ait été appelée à vivifier et à soutenir de toute une épaisseur historique le type de pouvoir politique qui s’exerce à travers les dispositifs de sexualité. Le racisme se forme en ce point (le racisme sous sa forme moderne, étatique, biologisante) : toute une politique du peuplement, de la famille, du mariage, de l’éducation, de la hiérarchisation sociale, de la propriété, et une longue série d’interventions permanentes au niveau du corps, des conduites, de la santé, de la vie quotidienne ont reçu alors leur couleur et leur justification du souci mythique de protéger la pureté du sang et de faire triompher la race. Le nazisme a sans doute été la combinaison la plus naïve et la plus rusée – et ceci parce que cela – des phantasmes du sang avec les paroxysmes d’un pouvoir disciplinaire. Une mise en ordre eugénique de la société, avec ce qu’elle pouvait comporter d’extension et d’intensification des micro-pouvoirs, sous le couvert d’une étatisation illimitée, s’accompagnait de l’exaltation onirique d’un sang supérieur ; celle-ci impliquait à la fois le génocide systématique des autres et le risque de s’exposer soi-même à un sacrifice total. Et l’histoire a voulu que la politique hitlérienne du sexe soit restée une pratique dérisoire tandis que le mythe du sang se transformait, lui, dans le plus grand massacre dont les hommes pour l’instant puissent se souvenir.

Texte 9, pp. 26-27.

« Avant Freud, on cherchait à localiser la sexualité au plus serré : dans le sexe, dans ses fonctions de reproductions, dans ses localisations anatomiques immédiates ; on se rabattait sur un minimum biologique – organe, instinct, finalité. Vous êtes vous dans une position symétrique et inverse : il ne reste pour vous que des effets sans supports, des ramifications privées de racine, une sexualité sans sexe. Castration, là encore ».En ce point, il faut distinguer deux questions. D’un côté : l’analyse de la sexualité comme « dispositif politique » implique-t-elle nécessairement l’élision du corps, de l’anatomie, du biologique, du fonctionnel ? A cette première question je crois qu’on peut répondre non. En tous cas, le but de la présente recherche est bien de montrer comment des dispositifs de pouvoir s’articulent directement sur le corps – sur des corps, des fonctions, des processus physiologiques, des sensations, des plaisirs ; loin que le corps ait a être gommé, il s’agit de le faire apparaître dans une analyse où le biologique et l’historique ne se feraient pas suite, comme dans l’évolutionnisme des anciens sociologues, mais se lieraient selon une complexité croissant à mesure que se développent les technologies modernes de pouvoir qui prennent la vie pour cible. / Non pas donc « histoire des mentalités » qui ne tiendrait compte des corps que par la manière dont on les a perçus ou dont on leur a donné sens et valeur ; mais « histoire des corps » et de la manière dont on a investi ce qu’il y a de plus matériel, de plus vivant, en eux.
Texte 10, pp. 29-30.


Dans la psychiatrisation des perversions, le sexe a été rapporté à des fonctions biologiques et a un appareil anatomo-physiologique qui lui donne son « sens », c'est-à-dire sa finalité ; mais il est aussi référé à un instinct qui, à travers son propre développement et selon les objets auxquels il peut s’attacher, rend possible l’apparition des conduites perverses, et intelligible leur genèse ; ainsi le sexe se définit par un entrelacement de fonction et d’instinct, de finalité et de signification ; et sous cette forme, il se manifeste, mieux que partout ailleurs, dans la perversion-modèle, dans le « fétichisme » qui, depuis 1877 au moins, a servi de fil directeur à l’analyse de toutes les autres déviations, car on y lisait clairement la fixation de l’instinct à objet sur le mode de l’adhérence historique et de inadéquation biologique. Enfin dans la socialisation des pratiques procréatrices, le « sexe » est décrit comme pris entre [je poursuis dès que possible].